Eric Hobsbawm, historien britannique de renom,
analyse le retour de l’idée communiste
Par Éric Aeschimann
Libération du 23 mai 2009
Né en 1915, Eric Hobsbawm, le plus grand historien britannique vivant, est aussi l’un des derniers représentants de la tradition des intellectuels communistes. Il vient de publier L’Empire, la démocratie, le terrorisme (André Versailles éditeur).
L’idée communiste telle qu’elle ressurgit aujourd’hui peut-elle nous aider à comprendre et à transformer le monde ?
Je ne crois pas. Comme programme, le communisme n’existe plus : le « socialisme réel » du bloc soviétique a été brisé et il n’y a aucune chance qu’on remette à l’ordre du jour l’idée d’une économie entièrement planifiée et centralisée. Idée qui n’avait jamais été celle de Marx. En réalité, le principal apport du communisme a été l’idée d’une avant-garde révolutionnaire : le Parti. Les partis communistes ont été des constructeurs permanents de sociétés et d’États. Après la guerre, le parti communiste italien, qui comptait 5 000 militants, a su en deux ans devenir un parti de centaines de milliers de personnes, capable d’attirer des millions d’électeurs. Au Vietnam, le PC, minoritaire, était structuré pour être la base de quelque chose de plus grand : une société. Mais tout cela a été rendu par des circonstances économiques et sociales qui ne sont plus.
Il n’y a pas de « retour à Lénine » en vue ?
Le libéralisme a sous-estimé les aspirations et les succès des mouvements communistes. On a voulu les jeter entièrement à la poubelle, en faire de simples excuses pour fonder des goulags. Cette mythologie, qui date de la guerre froide, n’est pas encore morte. Elle reste par exemple très vive au Parlement européen, où l’on continue de passer des résolutions contre le totalitarisme comme si on était dans les années 60. Aujourd’hui que le capitalisme est en crise, le retour de l’idée communiste est surtout une façon de répondre à la propagande libérale.
La crise financière actuelle ouvre-t-elle la voie à un possible « après-capitalisme » ?
La fin du communisme a été symbolisée par la chute du mur de Berlin : ce jour-là, tout le monde a compris que l’expérience était irrévocablement terminée. Eh bien, le capitalisme vit une situation analogue : depuis septembre, chacun sait que le retour à l’idéologie du laisser-faire économique n’est plus possible. Le « laisser-faire » est fondé sur l’idée que tout homme est considéré comme poursuivant des intérêts rationnels, qui se rencontrent et s’équilibrent par un marché autorégulé. Telle est la « théorie du choix rationnel » et toute restriction au marché y est vue comme une entrave à l’avènement du meilleur des mondes. Avec le recul, cela semble ridicule. Du reste, les économies qui ont connu depuis trente ans les plus fortes croissances n’obéissent pas du tout à la théorie du libre choix du consommateur : le Japon, la Corée, plus tard la Chine. Ce n’est qu’en 1998-1999, avec la crise asiatique, que les milieux d’affaires ont commencé à se dire que quelque chose ne marchait plus. Et à redécouvrir Marx.
Le retour à Marx a donc commencé à la City ?
Je me souviens d’un déjeuner avec le spéculateur George Soros durant cette période : il m’avait demandé ce que je pensais de Marx et m’avait fait l’éloge de ses prédictions sur le développement frénétique du capitalisme. C’était au moment où Long Term Capital Managment venait de connaître une faillite retentissante. Ce fonds de placement était géré par deux prix Nobel, qui avaient calculé le risque d’un effondrement de leur fonds à une chance sur plusieurs millions… Tout le monde sait qu’il y a toujours des risques. Si Marx intéresse les banquiers, c’est parce qu’il dit que l’essence du capitalisme n’est pas la stabilité, mais la crise.
Des solutions à la crise peuvent-elles venir de l’expérience communiste ?
Notre situation est comparable à celle des années 1929-1933, quand le système, qui obéissait lui aussi à la doctrine du « laisser-faire », s’est effondré. « Never again » est devenu le nouveau mot d’ordre et, de fait, les gouvernements ont fait plein de choses inimaginables pour les libéraux : donner la priorité absolue au plein emploi, intégrer les mouvements ouvriers à la gestion des entreprises, construire l’État-providence. On a même emprunté certaines innovations soviétiques, comme le calcul du produit national brut, inventé par un économiste du Gosplan qui est devenu américain, et qui est une façon de considérer l’économie, pour la première fois, dans son ensemble. Aujourd’hui, l’exemple de la Chine est très clair. L’ancien système maoïste assurait le plein-emploi et la protection sociale grâce aux conglomérats publics. Depuis que ceux-ci ont disparu, les millions de paysans qui affluent dans les villes n’ont plus rien. En période de croissance, le problème n’est pas trop difficile à gérer. Mais maintenant qu’il n’y a plus de travail, ces démunis deviennent un problème politique dont tous les gouvernements devront tenir compte.
En renationalisant l’économie ?
L’opposition entre marché et planification, comme si chacun était exclusif de l’autre, n’est plus d’actualité. L’étatisme, version extrême du socialisme, a fait faillite ; le libéralisme, version extrême du capitalisme, est en train de connaître le même sort. Les économies du nouveau siècle devront être mixtes. La différence ne se fera plus dans la structure, comme on le croyait, mais par les fins à atteindre : s’agira-t-il de promouvoir le profit individuel ou bien de réduire les inégalités, de multiplier les capacités de tous… Et c’est là que l’on retrouve non seulement Marx, mais aussi la tradition socialiste.