Les tableaux insolites et les mutations
d’Israel Galván, au-delà du spectaculaire
Le Monde du 20 juillet 2009
Par Rosita Boisseau
Une météorite s’est fichée au cœur de la carrière de Boulbon, samedi 18 juillet, laissant les mille trois cents spectateurs sous le choc. La chose sidérante porte un nom : Israel Galván. Un titre aussi : El Final de este estado de cosas, redux (« La fin de cet état de choses »), d’après l’Apocalypse de Jean. On demandait à voir cette prédiction tragique et mortelle signée par le danseur et chorégraphe flamenco sévillan.
On y croit dès les premières secondes : une procession de personnages tous en noir entoure en silence le plateau comme on délimite un espace intouchable. Arrêt émotionnel immédiat, reconduit pendant une heure quarante sur le fil de tableaux insolites et tranquillement affirmés dans leur bizarrerie. L’attention de tous les instants du public s’est soldée, après quelques minutes de décalage, par une standing ovation éberluée.
Du sable blanc en bordure de scène, un écran de projections, trois petits plateaux mobiles pour trois groupes musicaux différents, dont celui de heavy metal Orthodox, composent la base du puzzle posé par Galván et son équipe.
Douze musiciens et chanteurs l’épaulent, sous la direction artistique de Pedro G. Romero et de Txiki Berraondo pour la mise en scène. Et pourtant, Galván est seul, vivant paratonnerre d’éléments apparemment divergents.
La segmentation du spectacle, dont on suit les chapitres, et la diversité des sources d’inspiration, trouvent une évidence organique. Aucune faiblesse dramaturgique dans ce disparate que l’imaginaire de Galván rassemble.
La logique de l’irrationnel fonctionne à plein régime dans ces scènes tatouées du sceau de l’inconscient. El Final de este estado de cosas, redux se vit comme une série d’initiations, de seuils à passer jusqu’à la catastrophe finale. Les mutations s’enchaînent. De danseur masqué en short et pieds nus, Galván devient une femme cagoulée faisant cliqueter ses bagues comme autant de minuscules castagnettes. L’obscurité se colore au rouge du sang pour se diluer dans la clarté ultime du squelette.
La multiplicité des styles de danse qui transpercent Galván est impressionnante. Bras palpitant de cygne, torsions de pieds façon butô japonais, élans tauromachiques… tout fait corps comme passé au feu. Et c’est toujours le flamenco qui gagne. Il fait craquer les arabesques sèches et écarter les jambes dans des roulements de hanches. Mais aussi claquer des talons comme on claque des dents sous l’emprise de la peur.
Le trouble devant El Final de este estado de cosas, redux déborde le simple fait spectaculaire. Il relève, et c’est un phénomène très rare, d’une forme de révélation, au croisement magique d’une expérience esthétique et d’une confidence intime.
À 36 ans, sur un sujet qui le nourrit et le hante depuis l’enfance – la Bible est la lecture familiale –, Galván trouve la voie directe et imparable de ce qu’il veut livrer de plus personnel sur un thème aussi risqué que le texte de Jean. Ses outils chorégraphiques aiguisés, ses partis pris visuels passionnants, cimentés par une tranquillité intérieure, imposent leur loi. Jusque dans ses pointes burlesques, l’hypothèse Galván sur la fin du monde tombe comme une évidence.
Cette science de soi et de la scène, qui ne va pas sans générosité dans la joie de communiquer, ne laisse aucun répit au spectateur. Son calme paradoxal recèle une violence profonde, lentement assenée. Créé lors de la Biennale de Séville le 24 septembre 2008, El Final de este estado de cosas, redux fait signe à Apocalypse Now, redux, de Francis Ford Coppola, qui intitula ainsi la version longue et complète de son film réalisé en 1979. Au plus secret de soi, la guerre est la même.
El Final de este estado de cosas, redux d’Israel Galván. Carrière de Boulbon, Avignon. Jusqu’au 26 juillet, à 22 heures.
J’ajoute deux extraits d’articles en espagnol, parus dans El mundo (26 septembre 2008) et ABC (25 septembre 2008), après la XVe biennale de Flamenco de Séville où le spectacle avait été présenté pour la première fois.

