4 août 2009
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« Francis Deron, la Chine au scalpel »
Par François Bonnet
Mediapart du 1er août 2009
Par François Bonnet
Mediapart du 1er août 2009
Notre ami Francis Deron est mort vendredi 31 juillet à Paris, des suites d’un cancer. Il avait 57 ans. Journaliste, spécialiste de l’Asie, il était aussi l’un des meilleurs connaisseurs de la Chine. Depuis avril 2008, il tenait un blog sur Mediapart (cliquer ici pour le lire).
Francis Deron avait une passion dont il fit un engagement professionnel méthodique et obstiné : l’Asie, l’ancienne Indochine et surtout la Chine. Engagé à l’Agence France Presse, il part très vite en poste et travaille pendant vingt ans, de 1977 à 1997, à Bangkok et à Pékin. D’abord comme correspondant de l’AFP puis comme journaliste au Monde. En trente années de reportages et d’enquêtes sur le terrain, il était devenu l’un des meilleurs connaisseurs du régime chinois et de son histoire. Plusieurs de ses articles sur Mediapart peuvent être relus : leur pertinence demeure intacte. Par exemple : Le fils du ciel et le toit du monde, Les coffres-forts de la Chine, Vengeance posthume en Chine.
Outre la Chine, Francis Deron travaillait depuis trente ans sur le génocide perpétré par les Khmers rouges au Cambodge. Au mois d’avril, il avait publié aux éditions Gallimard Le Procès des Khmers rouges, un remarquable ouvrage de référence. À cette occasion, nous avions publié un long entretien avec lui, entretien que vous pouvez retrouver ici : « Khmers rouges, un livre pour cerner les derniers mystères du régime Pol Pot ».
Dans cet entretien, Francis Deron revenait sur l’apathie mêlée de lâcheté de la plupart des gouvernements occidentaux face au génocide :
« Les voisins savent, mais dans une certaine mesure seulement (voir la surprise des Vietnamiens en 1979). La Chine, elle, est littéralement aux première loges : sa grosse ambassade donne carrément sur le quartier des exterminateurs qui expédient par convois de camions les « déchets » de l’industrie de mort pour être achevés en grande banlieue. Ces convois passent devant les fenêtres chinoises sur le boulevard Mao Tse-toung !
Quant aux autres gouvernements, ils se partagent entre ceux qui croient volontiers les dénégations des intéressés et ceux qui se disent qu’on verra plus tard. Il ne faut pas oublier qu’on baigne alors, dans les démocraties occidentales, dans une ahurissante atmosphère de pékinolâtrie. C’est en 1976 (ouverture de S-21 à Phnom Penh) que Giscard d’Estaing a qualifié Mao, dans le communiqué officiel de l’Élysée à sa mort, de “phare de l’humanité” ! »
Il ajoutait :
« La France ne s’est alors toujours pas remise de Dien Bien Phu, elle ne sait pas comment (ou si elle peut) reprendre des marques en Indochine, surtout sans importuner Pékin. Or voilà que le post-maoïsme de Deng Xiaoping se montre encore plus polpotiste que Mao, qui ne savait pas trop où était le Cambodge. Donc, surtout, ne rien faire qui risque de contrarier les plans de Deng dans les anciennes colonies françaises. Or, ces plans, sont ceux qui le rapprochent de Kissinger : utiliser les Khmers rouges contre les Vietnamiens, dont les deux hommes partagent une même exécration.
« Les Cambodgiens en ont fait les frais. Le seul élan de générosité dont on puisse créditer la France officielle dans cette lamentable affaire est tout de même d’avoir accueilli, dans un premier temps, un bon nombre de réfugiés (dont beaucoup pour peupler les tours invendables du XIIIe arrondissement de Paris). »
C’est cette passion de la Chine qui a fait de Francis Deron un journaliste. Car le journalisme allait dans les années 1970 lui permettre de poursuivre un travail d’enquête et d’établissement de faits sur l’une des plus grandes catastrophes du XXe siècle, la Révolution culturelle (1966-1969). Il ne faisait pas bon au début des années 1970 dénoncer la barbarie du régime communiste chinois quand certains cénacles intellectuels et universitaires français vivaient sous le charme de Mao et du Petit Livre Rouge. Francis Deron et plusieurs jeunes universitaires avec lui en firent les frais, se voyant barrer la route pouvant mener à une carrière de chercheur.
Depuis, avec un humour féroce doublé d’une obstination à ne pas oublier, Francis Deron continuait à ferrailler avec les anciens zélotes de l’Empire rouge plus ou moins bien reconvertis. Il avait été de ce groupe, aux débuts des années 1970, qui avait été très proche de Simon Leys – de son vrai nom Pierre Ryckmans – auteur de Ombres chinoises et Les Habits neufs du président Mao, puis avait fait éditer le fameux Révo. cul. dans la Chine pop. (éditions 10/18, 1974), véritable bombe dans le petit jardin des maoïstes français.
Il préfaça également le remarquable récit de Harold R. Isaacs sur cinquante années de pérégrinations chinoises et titré Épitaphe pour une révolution (collection Témoins Gallimard, 1989).
À vrai dire, Francis Deron enrageait de constater l’ampleur et la qualité des travaux de chercheurs anglo-saxons, américains en particulier, quand le monde français de la recherche oubliait ou refusait de se prêter à quelques douloureuses révisions, se confinant avec déférence « dans le bien-penser ambiant ».
Au printemps 2004, dans un article pour la revue Commentaire (n° 105) écrit à l’occasion de l’année de la Chine en France, il s’inquiétait de ce qu’il nommait alors un « syndrome maoïste aigu, sévère et persistant ». Le « SMASP ! », disait-il, en écho à ce SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) justement parti d’Asie et de Chine en 2003.
« Une sorte d’absolution diffuse préserve de la critique politique authentique quiconque a, de près ou de loin, et surtout en France, pris part à cette criminelle illusion que fut la “Révolution culturelle”. Sinon, comment expliquerait-on qu’un romancier se présente à Paris en candidat sérieux à un prix littéraire pour le lancinant et nostalgique récit de son adhésion au mythe venu alors de Chine populaire sans un seul mot, un seul, pour ceux qui furent les victimes dans leur chair de cette dictature ? » Il évoquait là Olivier Rolin et son roman Tigre en papier (Seuil, 2002)
« Combien de personnes de notre vie publique adhèrent peu ou prou à l’idée qu’avoir pris part à cette tragique fumisterie fut une “erreur” sinon excusable, du moins compréhensible en raison d’un indéfinissable “air du temps” – fuyante notion rédemptrice ? A-t-on jamais appliqué cette confortable excuse aux autres monstruosités du XXè siècle : nazisme, soviétisme, polpotisme… ? », ajoutait-il.
Ce n’est pas un débat du passé. Car la question de la Révolution culturelle demeure l’une des plus sensibles pour le régime actuel de Pékin. Ainsi du verrouillage méthodique par les autorités chinoises de l’accès aux archives de l’époque. Ainsi de l’immense flou qui continue à entourer la réalité de ces événements et, surtout, de son bilan en vies humaines.
« De manière intéressante, écrivait-il, la Révolution culturelle est le seul cataclysme politique de l’après-1945 dans le monde où conjonctures et extrapolations font encore la loi, et où le chercheur est condamné à des observations au cas par cas, d’où il ressort que, peu ou prou, la tourmente n’a épargné personne. Ce qui ne répond pas à la question posée. » Combien de morts ? Au moins trois millions. Peut-être beaucoup plus. On ne sait.
Aujourd’hui encore, et en France, poser cette question ne va pas de soi. Francis Deron en a fait l’expérience en novembre 2008 lorsqu’il livra à la revue Monde chinois un article titré Cimetières du maoïsme. La revue fut imprimée puis soudainement envoyée au pilon par l’éditeur Pascal Lorot et rééditée sans l’article incriminé. D’obscures explications furent avancées et René Viénet, rédacteur en chef de la revue et ami de Francis Deron, démissionna. Cet article ainsi que le récit de cette affaire de censure peuvent être lus sur Mediapart en cliquant ici. (Le lien se trouve dans l'article.)
Ces batailles idéologiques, Francis Deron les menaient avec la rigueur et l’entêtement du journaliste formé à l’école de l’agence de presse. Il haïssait les bavardages approximatifs, les grands cris d’indignation et ces effets de plume qui masquent l’imprécision. Adepte du doute, indépendant jusqu’à l’obsession, méticuleux, il a ainsi pu construire un magnifique itinéraire de journaliste.
Il y a quelques mois, Francis Deron avait choisi de quitter le quotidien Le Monde, lassé des guerres picrocholines au sein de sa rédaction et de ce qu’il estimait être un affaissement éditorial de son journal. Il avait soutenu avec amitié Mediapart dès son lancement, allant jusqu’à y investir quelques économies personnelles dans la « société des amis de Mediapart ». Installé à Bangkok, il débordait de projets. La maladie ne lui a pas laissé le temps de les concrétiser.
Ses obsèques auront lieu mercredi à 16 h, au cimetière du Père Lachaise, à Paris.
À sa famille, à ses proches, nous présentons nos plus sincères condoléances.
P.-S. : Pour, malgré tout, sourire un peu, Francis Deron était aussi l’un des très rares spécialistes du film de Jean Yanne, Les Chinois à Paris, réalisé en 1973. Il aimait citer cette phrase de l’acteur et cinéaste : « La manipulation des élites est chose plus facile encore que celle des masses ».
Dans la revue Commentaire, il avait raconté par le menu comment le tournage de ce film provoqua un incident diplomatique entre la France et la Chine, ulcérée de se voir ainsi traitée dans ce « film anti-chinois du soi-disant réalisateur Yanne » (formule authentique). Pékin envoya à l’époque des bataillons de gros bras faire la chasse aux figurants dans les rues de Paris (l’an dernier, ces mêmes gros bras protégeaient la flamme olympique des manifestants parisiens…). Voici donc la bande-annonce de ce mémorable film.
Sur Deron, Viénet, la Bibliothèque asiatique et leurs films contre le régime de Mao, voir ici et là.