15 septembre 2009
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Les photos de Stéphanie Cornfield, pour la plupart inédites, sont issues de trois séances réalisées à Paris, au printemps et à l’été 2007. Elles devaient illustrer la pochette de Jukebox, le premier album solo de Tai-Luc, chanteur et guitariste de La Souris Déglinguée.
J’ajoute un texte rédigé pour Jukebox et qui figure sur le site de la jeune maison de disque Clandestines.
« Mauvaise presse, mauvaise tête »
par Shigenobu Gonzalvez
(Paris, octobre 2007)
par Shigenobu Gonzalvez
(Paris, octobre 2007)
Oh, ce qu’il y aurait à dire sur Tai-Luc ! Passent les lustres, la Souris demeure, persistent aussi les interrogations concernant son chanteur. J’aime à penser qu’il est le premier à en sourire : mauvaise presse, mauvaise tête : « En route, mauvaise troupe ! » clamait le tout jeune Jacques Vaché qui ne fut pas le dernier des guides en inspirant André Breton et le mouvement Dada. Je veux cependant limiter mon propos à sa plus récente réalisation et formuler des remarques que me suggèrent tant la démarche de Tai-Luc que ce je crois y déceler.
Et d’abord des liens très marqués avec quelques-unes des expériences artistiques des siècles passés. S’il est peu commun de tourner les choses ainsi, c’est qu’il est beaucoup plus facile de prendre les auditeurs pour des cons. On me permettra donc de traiter ce sujet avec autant de sérieux que possible et d’indiquer des pistes de lecture, voire de déborder du cadre, pour contextualiser au mieux le travail de Tai-Luc. Ambition à la mesure d’un artiste de près de cinquante ans ; un bel âge qui dicte à lui seul une réflexion qui ne saurait s’accommoder des âneries musicales de l’industrie du disque ou de ce qu’il en reste. Qui plus est, Tai-Luc en plus de sa qualité d’auteur, compositeur et interprète, a une autre identité : celle d’un universitaire hautement diplômé et enseignant dans une vénérable institution. Notons donc cette figure double du savant et du rocker, il faudra en tenir compte pour aborder la personnalité complexe de Tai-Luc.
Jukebox est un album de reprises – que Tai-Luc extrait d’un répertoire de très haute qualité. Le cas en soi est assez peu fréquent pour mériter d’être souligné et, de fait, il est difficile de constituer une typologie de l’album de reprises tant l’exercice est rare. Je dirai du sien qu’il se distingue nettement d’une expérience comme le Pin-ups de Bowie qui se voulait une évocation du courant Mod et au-delà du milieu des années soixante. Rien de tout cela chez Tai-Luc dont le choix des titres répond à ceux qu’il jouait à la guitare dans son adolescence, autant dire très peu de temps avant la fondation de La Souris Déglinguée. Des amours adolescentes à ce qu’il en reste aujourd’hui de suffisamment lumineux pour leur rendre hommage, on ne saurait poursuivre sans interroger la question de ce choix. Ce qui prévaut aujourd’hui reflète-t-il entièrement les passions du lycéen d’alors ? Tendre illusion que l’on doit réfuter ; ce qui demeure est ce petit quelque chose d’une adolescence reconstituée a posteriori, passé au tamis de décennies de pratique musicale. Toutefois, ce qu’il y a d’intéressant dans la réflexion de Tai-Luc (je jouais à la guitare ces titres sur mon lit) tient moins à ce qu’il nous cache (un goût prononcé pour le hard rock ?) qu’à ce qu’il retient en fin de compte de cette préhistoire : c’est là qu’apparaît l’adulte. Sous couvert de dire son adolescence, Tai-Luc parle évidemment au présent. Je serai donc plutôt amené à lire cette liste de reprises à l’aune de l’homme d’aujourd’hui, celui que je connais. Et c’est précisément dans cette perspective que la figure du savant et du rocker joue son plein et que les lectures liées aux avant-gardes artistiques peuvent prendre corps.
Parmi les multiples lectures qu’offrent l’éclectique Jukebox, il m’importe de distinguer d’abord l’ensemble des chansons françaises, toutes liées au thème de la ville. La Bohème et Julie la Rousse ont pour centre la butte de Montmartre. Comme Le Temps des cerises, écrit avant la Commune de 1871, et dont elle est devenu l’emblème au même titre que le quartier symbolise à lui seul cette révolution sociale. On peut difficilement opérer un choix plus politique. Idem pour Mac Orlan, qui avec Carco, Dorgelès et tant d’autres, n’a pas cessé d’évoquer ce lieu, celui de l’entre-deux-guerres qu’il a connu, héritier de ce qu’a été le Montmartre des vingt dernières années du XIXe siècle, depuis l’ouverture du Chat Noir de Rodolphe Salis, le cabaret où les anarchistes se sont mêlés à cette communauté artistique et littéraire qui de la bohème de la rive gauche, celle-là même du roman de Murger, va devenir avant-garde sur le boulevard Rochechouart. En adjoignant au politique la nécessaire dimension artistique, Montmartre inventait la définition même de l’avant-garde : arts + politique. Et dans ces sites aussi exigüs qu’enfumés, on pouvait entendre ou croiser Alphonse Allais et Félix Fénéon, les pères de l’humour moderne, les poètes Charles Cros, Verlaine, des musiciens tel Erik Satie, des groupes aux noms farfelus : les Arts Incohérents, les Fumistes et les Hydropathes. Figures sans lesquels Alfred Jarry et Marcel Duchamp n’auraient pu exister tels qu’on les connaît. Que Dada à Paris ne puisse se concevoir sans ces redoutables anciens, c’est une évidence que seuls les organisateurs de l’exposition Dada au centre Georges-Pompidou préfèrent ignorer. Au mépris d’un contexte historique et culturel pourtant indiscutable !
Je range sans façons Tai-Luc aux côtés de ces peintres de la vie parisienne que sont Jean-Paul Clébert, Léon-Paul Fargue et les surréalistes, ces défricheurs du milieu urbain, Breton, Aragon et Philippe Soupault. Dans la thématique de Paris, que chaque génération vient enrichir, Tai-Luc témoigne de l’évolution des quartiers et des communautés. Célébrant l’Asie jusque dans sa diaspora parisienne, il dit l’exil mais évoque tout autant les boxons clandestins et les fumeries d’opium du XIIIe arrondissement dans des visions dignes des Mystères de Paris d’Eugène Sue et de Fu-Manchu.
En chantant les rives de la Seine, Tai-Luc ne pouvait éviter de croiser – le fer ? – avec cet autre conteur des villes qu’est le suave Lou Reed. Comment ne pas souligner le cousinage avec le New Yorkais qui a décrit sa ville block après block, pour dire les nuits, les plaisirs et les fatigues, la drogue ? Quant à évoquer le Velvet Underground, c’est se référer explicitement à leur activité au sein de la Factory de Andy Warhol, l’auteur de la fameuse pochette du premier album et figure tutélaire du groupe. Cette Factory où répétaient les musiciens, était aussi le lieu où Jonas Mekas et Warhol expérimentaient un nouveau cinéma, où l’on dessinait, photographiait et sérigraphiait sans relâche. La multiplicité des arts traités-là étonne encore et n’est pas sans évoquer le tourbillon inventif du Chat Noir montmartrois.
Sans dévoiler un secret de fabrication, on peut signaler que l’album a été réalisé seul, et que, s’agissant de la rythmique, il n’y a ni batterie ni boîte à rythme, mais des bruits divers et variés, des collages, de la récupération : bruit de clefs, son de cloche, etc. Pour ne rien dire des emprunts et citations musicales cachés çà et là. Depuis l’apparition du sampler, il est devenu relativement commun de rappeler les sources de ces expérimentations : elles remontent à la pratique du collage du début du XXe siècle ; celle qu’affectionnaient les cubistes puis les dadaïstes.
On le voit, Tai-Luc se réfère à des sources que l’on ne peut s’empêcher de rapprocher et de confronter, au-delà des époques évoquées. Se dessine pour qui veut la lire une carte de Tendre musicale, artistique et historique où dominent des avancées culturelles majeures, de celles par exemple qui ont modifiées en profondeur l’Esprit de Paris. Il faut évidemment de solides connaissances et beaucoup d’élégance pour que l’ensemble paraisse sans ostentation aucune ; ni militantisme criard ni nostalgie toujours déplacée d’un Âge d’Or révolu. Jukebox dit aussi comment on peut synthétiser le Rock’n’roll et la culture savante – esprit ô combien enviable et que je ne dois pas être seul à envier.
En ces temps de formatage des idées et d’immobilisme artistique, alors que l’avant-garde n’est plus qu’un lointain souvenir et que la dépolitisation généralisée autorise les pires excès, de la remise en cause du droit de grève au triomphe de l’idéologie marchande et où justice et solidarité sonnent comme des notions vidées de sens, ces évocations enchantent et rassurent : car tout ça n’empêche pas qu’la Commune n’est pas morte.
Tai-Luc sera en concert à Paris le 25 septembre 2009, détails ici.
La Souris Déglinguée fêtera son 31e anniversaire au Bataclan, le 23 janvier 2010.