Présentation de Christophe Bier :
Le cinéma pornographique est souvent perçu comme une entité monolithique sans auteurs, sans films singuliers, sans courants esthétiques divers : un robinet d’images dignes d’opprobres ou – ce qui n’est guère plus flatteur – ne pouvant faire l’objet que d’une approche sociologique. Considéré comme responsable de viols (ou tout au moins, selon de « savantes » études, comme aggravant leur nombre), dangereux pour la jeunesse, attentatoire à la dignité humaine en général et à celle de la femme en particulier (y compris dans les pornos gay ?), ce cinéma croule sous des accusations dont la littérature du même qualificatif s’est depuis longtemps débarrassées. Dans les années 70, l’émergence du cinéma porno fut très rapidement contrôlée. En France, peu après la sortie sur les écrans des premiers hardcores et un débat parlementaire mémorable, en dépit du libéralisme giscardien qui avait annoncé la fin de toute censure cinématographique, une loi de finance du 30 décembre 1975 instaura la fameuse « loi X », un dispositif coercitif, taxant lourdement la pornographie naissante, la reléguant dans un ghetto de salles spécialisées, elles aussi privées du fonds de soutien. Les conséquences furent désastreuses, contraignant les productions à des budgets de plus en plus bas et aboutissant à la mort progressive du genre dans les salles de cinéma, quelque quinze années plus tard. En 2010, il ne reste plus qu’une seule salle, le Beverley à Paris, qui propose vaillamment des copies 35 mm de vieux pornos en double-programme, une semaine sur deux. Étrangement, le classement X n’a pas été aboli (tout comme la mesure d’interdiction totale), restant ainsi dans l’arsenal de la censure française comme la menace d’une lourde sanction économique. Très candidement, devant ladite « évolution des mœurs » de la société française (multiplication des discours sur une pornographie alternative et féminine, engouement pour les sextoys et des sex-shops pour couples), les cinéastes Jack Tyler et Ovidie eurent l’envie de présenter en Commission leur comédie Histoires de sexe(s) dans laquelle les séquences de dialogues écrits prédominaient tout autant que les purs moments de sexes explicites. Ils étaient encouragés par le non classement X de films comme Ken Park ou Shortbus. Ce dernier n’avait d’ailleurs récolté qu’une interdiction aux moins de 16 ans avec avertissement, malgré « la présence de scènes de sexe crues et osées, pour certaines non simulées » ; la Commission précisait qu’elle n’avait « toutefois pas estimé justifier de proposer une interdiction aux moins de 18 ans en raison du climat général de cette comédie qui met en scène des adultes à la recherche de leur épanouissement sexuel sans jamais être placés dans des situations de contrainte et d’un ton globalement amusé qui permet au spectateur de prendre de la distance par rapport aux images proposées. » C’est exactement ce qui aurait pu être pensé à propos d’Histoires de sexe(s) qui s’est vu proposer… un affligeant classement X, approuvé par le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand (qui pouvait parfaitement ne pas suivre l’avis consultatif de la Commission). Le film ne correspondant pas aux goûts du Beverley, unique salle autorisée à le projeter, le ministre a donc en connaissance de cause condamné le film à une interdiction totale de fait, dans une indifférence quasi générale de la presse française. Venant du porno, Ovidie et Tyler étaient indignes d’être soutenus. Ému par cette mesure discriminatoire, un ami journaliste, attentif aux problèmes de la liberté d’expression, a tenté de faire réagir la Ligue des Droits de l’Homme. En vain…
Tout aussi grave, en 2005, le Conseil supérieur de l’audiovisuel français, auscultant au plus près l’image pornographique diffusée à la télévision, invoque la santé publique pour interdire les pornos tournés sans préservatifs. Sont donc rejetés au purgatoire tous les longs métrages en 35 mm produits en France entre 1974 et 1992, ainsi que les nombreuses vidéos tournées avant la prise de conscience des dangers du sida par le milieu du porno. Cette mesure nie ainsi la dimension historique du cinéma porno pour ne lui reconnaître en définitive qu’un grossier statut masturbatoire. Les films ne sont pas considérés comme des créations culturelles mais des « produits » de consommation dont il conviendrait de privilégier les derniers, fabriqués selon les normes du moment. Pire, et là réside l’inanité de cette décision, elle élève la pornographie à un statut éducatif qu’elle n’a jamais revendiqué. À ces incessantes régressions viennent s’ajouter les théories d’intellectuels pornophobes, toujours prompts à condamner le genre avec quelques jugements péremptoires, souvent paternalistes.
Pour défendre le genre pornographique, il faut abandonner le terrain de la morale au seul profit de l’analyse critique : « L’important, écrit Julien Cervois, n’est pas qu’il y ait de la pisse ou non mais de savoir comment elle est filmée et pourquoi » (Le Cinéma pornographique, Vrin, 2009). On ne saurait mieux s’exprimer.
C’est cette exigence critique couplée à un travail de recherche historique qui m’a poussé, avec une petite équipe de rédacteurs, à entreprendre en 2000 un Dictionnaire des films français érotiques et pornographiques en 16 et 35 mm. Soit plus de 1800 titres recensés et analysés, d’À bout de sexe à Zob, zob, zob. 1500 pages d’informations et de réflexions sur l’érotisme et la pornographie, depuis les premiers films sexy condamnés par l’église jusqu’aux derniers hardcores d’Alain Payet, de l’orientalisante Sultane de l’amour réalisée par René Le Somptier en 1919 jusqu’à Belle Salope de 30 ans de Michel Berkowitch (1996). 1500 pages de textes sans la moindre… illustration. Ce travail janséniste sera (enfin) publié en avril/mai 2011. Nous espérons ainsi participer à la reconnaissance d’un genre méprisé et à sa prise en compte dans le patrimoine culturel du cinéma français. Il est grand temps que les cinémathèques recensent les bandes pornographiques déposées dans leurs collections et les projettent, régulièrement, comme l’on passerait un Duvivier ou un Bergman. Et aussi, pourquoi ne pas rêver, entreprendre un vaste chantier de restauration de ces copies d’exploitation parfois usées jusqu’à la corde.
On entend souvent les pornophobes dire : « quand on a vu un porno, on les a tous vus. » Merci au Luff et à la Cinémathèque suisse de nous accompagner dans la redécouverte du porno français et de démontrer ainsi l’idiotie et la malhonnêteté de cette pensée. Les quelques titres programmés cette année sont la preuve éclatante de l’incroyable richesse d’un genre qui n’a jamais attendu les théorisations féministes post-porn et la récupération expérimentale pour livrer des œuvres fascinantes, belles et parfois ambitieuses.
Christophe Bier, Rédacteur en chef du Dictionnaire des films français érotiques et pornographiques 16 et 35 mm, à paraître en avril 2011 chez Serious Publishing.
La programmation de Christophe se trouve ici (les illustrations viennent des films qu’il a choisi). Un article sur cette carte blanche lausannoise est là.
Présent aussi au LUFF Jean Louis Van Belle, son portrait par Christophe Bier est ici.