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28 novembre 2009 6 28 /11 /novembre /2009 16:09




We Feed The World, Le Marché de la faim
D’Erwin Wagenhofer (2005)




« Étant donné l’état actuel de l’agriculture dans
le monde, on sait qu’elle pourrait nourrir
12 milliards d’individus sans difficulté.
Pour le dire autrement : tout enfant qui
meurt actuellement de faim est,
en réalité, assassiné. »


(Jean Ziegler, extrait de We Feed The World)




Le film de l’Autrichien Wagenhofer est autrement plus subtil que Food Inc. que je viens d’évoquer. Remarquablement réalisé, bien rythmé, doué d’un regard et d’une sensibilité qui font complètement défaut au précédent, le documentaire réussit en seulement 1 h 35 un pari difficile. Passant de différentes régions de l’Europe au Brésil, il esquisse un état des lieux de la production alimentaire contemporaine, mettant à jour les nombreuses contradictions du système qui l’a produit. Jean Ziegler, pourfendeur des injustices du monde, vient rappeler de-ci de-là, autant de chiffres accablants que de vérités dérangeantes.

Tristesse devant les images du Nordeste brésilien où rien ne s’améliore. Robert Linhart, il y a trente ans de cela, a dénoncé la misère et la faim qui touchait cette région dans les pages inoubliables de Le Sucre et la faim (Éditions de Minuit, 1980).

Fascination devant la longue séquence qui montre la chaîne de « fabrication » du poulet depuis l’incubation artificielle de l’œuf… Sourire devant le discours stéréotypé de l’enflure qui règne sur le siège de Nestlé (à Vevey en Suisse) et excellente initiative du réalisateur de ne pas le contredire ; mieux valait, en effet, le laisser débiter ses poncifs et ses horreurs.




Film très fortement conseillé – et oubliez le précédent. On a hâte de découvrir, du coup, Let’s Make Money, la dernière œuvre cinématographique de Wagenhofer, dont les extraits font froid dans le dos (ici)…

We Feed The World
dispose lui aussi d’un site officiel, . Enfin, il existe un livre tiré du film qui est même paru en poche, Le Marché de la faim : Le livre du film We Feed The World (Actes Sud, 2007, rééd. Babel, 2008).

Daniel Mermet dans l’émission « Là-bas si j’y suis » a réalisé un entretien avec Jean Ziegler à propos du documentaire que je vous invite à écouter sans tarder. Ziegler expose avec beaucoup de clarté des aspects essentiels du capitalisme contemporain, dont la dette des pays en voie de développement et sous développés ou le rôle criminel d’une institution telle le FMI – faut-il rappeler que le Fond monétaire international est dirigé par un socialiste français, le fringant Dominique Strauss-Khan ?

On peut également citer l’ouvrage de Jean Ziegler dont s’est inspiré Erwin Wagenhofer, L’Empire de la honte (Fayard, 2005, rééd. Le Livre de Poche, 2007).



Je reproduis pour finir le début de l’entretien avec le réalisateur qui est tiré du site du film.


Comment vous est venue l’idée de ce film ?

Pour répondre complètement à votre question, l’idée est venue d’un précédent projet. Nous étions en train de réaliser un film intitulé « Opération Figurini » sur un projet artistique sur les marchés viennois. À l’origine nous avions prévu de réaliser un documentaire très détaillé sur les marchés de la capitale. Et puis au moment d’écrire le scénario, de démarrer la préparation du film, je me suis baladé de long en large sur les marchés de la ville et je me suis demandé ce qui en faisait le principal intérêt. Moi, tout ce qui m’intéressait, c’était les produits : d’où viennent toutes ces marchandises ? L’idée originale était de commencer sur le plus célèbre marché de Vienne, le Naschmarkt, et de regarder ce qui se passait en coulisses. D’où viennent ces marchandises, les tomates, tous les autres produits ? D’où est-ce qu’ils viennent ? Nous avons commencé par les tomates. Nous avons fait des recherches, et c’est comme cela que nous avons atterri en Espagne. On a commencé par le cas des tomates, voilà.

Vous attendiez-vous à rencontrer quelque chose de cette ampleur en Espagne ?

Je n’ai jamais cherché à savoir s’il y avait des pesticides ou tout autre substance illégale dans les aliments. J’ai toujours été davantage intéressé par les relations entre les évènements. Dans le cas des tomates espagnoles, par exemple, je trouvais déjà ça assez curieux avant de me rendre sur place qu’un produit aussi simple qu’une tomate doive parcourir 3 000 km pour arriver jusqu’à nous. Il y a quelque chose qui ne me plaisait pas là-dedans. Et puis c’est devenu l’histoire principale. Nous n’avons découvert que les plus grandes serres du monde se trouvaient en Espagne qu’une fois arrivés là-bas.

Qu’est-ce qui vous a le plus étonné dans ce que vous avez vu ?

Au fond, ce qui m’a le plus étonné, c’est de voir la taille de ces centres de production. C’est vrai, voir ça en Espagne, la dimension de ce lieu, c’est vraiment impressionnant. Prenez les poules, par exemple : nous étions dans des hangars d’élevage avec cages en batterie de taille moyenne qui, ici en Autriche, contiennent 35 000 poules. Et ce sont des hangars de taille moyenne, il y en a qui contiennent 70 000 poules. C’est… je ne dirais pas impressionnant, mais c’est plutôt inquiétant de se retrouver avec ça sous les yeux. Le pire moment du film qui me soit arrivé personnellement, ce fut alors que nous filmions tôt le matin le rassemblement des poules. Ils les rassemblent quand il fait encore nuit parce qu’à ce moment-là elles ne s’excitent pas trop. Une fois qu’il fait jour, elles deviennent complètement hystériques et sont plus difficiles à attraper. Nous y sommes donc allés dans une obscurité presque totale. Il y a l’odeur, bien sûr, et le bruit, mais il y a eu autre chose, qui fut l’expérience la plus horrible pour moi : entrer dans un hangar où les poules ont chié et pissé dans la fosse à fumier pendant cinq semaines, le sol est tout mou, tout spongieux, et tout à coup, vous dites « ouh la! », et en fait vous avez marché sur une poule morte. Alors ça, ça a vraiment été le pire moment, pire que l’abattoir.

Comment avez-vous réussi à pénétrer dans ces lieux pour filmer et interroger les gens ?

Quelle a été notre approche ? Et pourquoi avons-nous quitté l’Autriche si vite après cela ? En Autriche, c’est un fait, les gens ont peur. On a vraiment eu du mal à trouver des gens capables de dire plus ou moins ce qu’ils pensaient. On peut trouver à tous les coins de rue des agriculteurs qui au bout de deux minutes vont se plaindre des règlements, des prix imposés et des chaînes de grande distribution en les nommant. Mais quand on leurs demande s’ils peuvent parler devant la caméra, même s’ils disent oui, en fait ils ne peuvent pas. Ils ont peur. Tous les producteurs et toutes les sociétés alimentaires d’Autriche dépendent de deux grandes chaînes de distribution, et ils sont terrifiés à l’idée de ne plus pouvoir vendre à la chaîne A ou à la chaîne B. C’est vraiment impressionnant. Ça, c’est une partie de l’histoire. Il y en a une autre en Espagne, où les gens étaient sceptiques aussi, bien sûr. Finalement je me suis demandé pourquoi ils nous laissaient filmer. C’est en raison de ma façon de procéder. Je n’arrive jamais avec la caméra, au contraire, souvent je viens seul quatre ou cinq fois. C’est ce que j’appelle établir la confiance. Et je ne me moque pas des gens, ça se voit très bien dans le film. C’est quelque chose dont je suis très fier, je ne ridiculise personne dans le film. Pas même Peter Brabeck, le président de Nestlé, je vous assure. J’ai parlé avec lui comme je l’aurais fait avec un agriculteur en Autriche, et les gens s’en rendent bien compte. C’est pourquoi ils disent oui. En tout cas, nous ne nous sommes jamais intéressés à ce qui était illégal. C’est très important. Nous n’avons pas traité l’illégal, mais ce que recouvrent les conditions normales, légales. Rien de ce que montre le film ne sort du cadre légal, aucune manigance. Le film ne montre pas la moindre affaire louche, ça ne m’a absolument jamais intéressé. Que des pommes de terre soient expédiées de Munich à Trieste, et là, je ne sais pas, réexpédiées à Regensbourg, où elles sont emballées et transportées jusqu’à Budapest pour en faire des frites, ça ne m’intéresse pas. Les vides juridiques existent dans tous les systèmes. Tout comme ces barons pillards de l’industrie du début du XXe siècle, les gens essaient toujours de gagner de l’argent facilement. Le législateur s’en rend compte, comble le vide juridique et voilà, c’est terminé. Je m’intéresse davantage au long terme. Ce qui se passe en Espagne, notamment, a commencé dans les années 60, comme nous l’a indiqué notre guide sur place, Lieven Bruneel. C’est le genre de chose mise en place et qui grandit, grandit, devient de plus en plus complexe, et maintenant les Espagnols doivent faire face à une pénurie d’eau et à d’autres problèmes. Ce qui nous a intéressé, c’était de voir comment le travail était effectué dans un premier temps. Pourquoi tous ces Africains viennent-ils travailler ici ?

Comment avez-vous trouvé des gens comme Karl Otrok ?

De différentes manières. Quand on commence à traiter un sujet, il s’étend, il s’ouvre, et parfois on est sur la bonne voie, et parfois pas du tout. Karl Otrok est un cousin de Gerhard (un boulanger autrichien), celui qui m’a conduit à l’histoire du pain. Mais Karl Otrok vit en Roumanie, il est plutôt difficile à joindre, et quand il est en Autriche, ce n’est que pour quelques heures le week-end. J’avais déjà été en contact avec lui cinq ou six fois mais là, ça devenait urgent parce que c’était déjà la saison de la récolte et nous voulions tourner avant. Puis un jour, j’ai simplement dit : « Il faut que je vous parle face à face, il faut que je vous voie ». Il m’a répondu : « Seule possibilité : à 8 heures demain matin, parce que j’ai un vol pour Budapest à 10 heures ». C’était un lundi. A l’aéroport il a tout de suite commencé à dire tout ce qu’il dit finalement dans le film. Mais j’ai demandé : « Attendez. Vous pourriez dire ça devant une caméra ? Oui ? Bien, alors vous décollez à 10 heures, nous partirons en voiture à 5 heures. » C’est comme ça que ça s’est passé.

… Jean Ziegler ?

La façon dont ça s’est passé est intéressante, parce que c’est lui que j’ai trouvé en premier. Je lis ses livres et je suis ses apparitions télé depuis des années et j’ai un grand respect pour son travail. Mais j’ai choisi Jean Ziegler pour une seule raison, ou plutôt il nous a intéressé pour une seule raison : il travaille à l’ONU. C’est-à-dire que Ziegler parlant en son propre nom interviendrait tout de suite sous l’angle social, mais étant donné sa fonction de Rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation, c’était intéressant de l’avoir dans le film. Je lui ai écrit une lettre, et comme je sais que c’est un admirateur de la révolution française, j’ai posté la lettre le 14 juillet. J’ai longtemps travaillé sur cette lettre, mais deux jours après il m’appelait. Nous nous sommes rencontrés à Genève trois mois plus tard.

… Peter Brabeck ?

J’ai adressé une lettre similaire à Peter Brabeck, à vrai dire presque la même lettre mot pour mot. Pas le 14 juillet, un peu plus tard, avec quelques modifications, et étonnamment, j’ai reçu une réponse. Au début, la réponse était non, nous ne voulons rien avoir à faire avec ça, votre film sur les produits frais, etc. En tout cas, Nestlé a d’abord refusé d’intervenir dans le film. Ils voulaient en fait me renvoyer vers quelqu’un de chez Nestlé Autriche ou à des responsables des produits alimentaires. Mais pour moi c’était clair, c’était Brabeck ou rien. Ensuite il y a eu un long silence de Nestlé. En octobre, je rencontrais Jean Ziegler à Genève et je me suis dit que j’allais m’arrêter chez Nestlé. Je les ai appelés la veille, j’ai eu le porte-parole de la société à qui j’ai dit que je venais le lendemain, que ce serait bien de discuter face à face. Ça a été le point décisif. Ça a vraiment été significatif que je me montre en personne, je devenais réel, concret. Puis assez rapidement on a pu faire l’entretien. Je ne réalise pas vraiment des entretiens, mais j’avais un rendez-vous avec Peter Brabeck, le 11 novembre 2004, juste le jour du lancement du carnaval allemand. On a filmé pendant une heure et demie. On a d’abord fixé le sujet : le génie génétique, l’eau, la faim et la position des sociétés de l’alimentaire sur ces thèmes. Je savais très bien que M. Brabeck, dans sa vie, avait dû suivre je ne sais combien de séminaires de rhétorique et que je ne pourrais pas rivaliser avec lui sur ce terrain. Lui il fait de la communication, il veut délivrer un message. Alors comment l’amener d’un côté, à lui donner l’impression qu’il a délivré son message, et de l’autre, à lui faire dire des choses qu’il pourrait ne pas vouloir dire ? Ma théorie, c’était qu’en le laissant parler assez longtemps, à un moment il dirait aussi ce qu’il pense vraiment en tant qu’être humain. Et ça a d’ailleurs fini par marcher. Je suis sûr que quand Peter Brabeck verra le film, il ne trouvera absolument rien à redire à ce que nous montrons. C’est comme ça qu’il voit le monde, c’est une manière de voir le monde et il doit représenter cette vision. Après tout, il ne fait que représenter les grandes entreprises, c’est son métier, il reçoit beaucoup d’argent pour ça. Je ne pense pas qu’il soit un « méchant ». Je dirais plutôt que c’est une certaine vision des choses. Il y en a d’autres.


Extrait d’un entretien de Birgit Kohlmaier-Schacht,
réalisé à Vienne, le 28 juin 2005.

 
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