Avec un léger retard, qui interdit aux Nîmois de se rendre au spectacle après la lecture de ce blog, je transmets l’information afin que les Messins, Monégasques, Clermontois et Montferrandais, Cristoliens, Parisiens et enfin Lyonnais puissent s’y rendre tout le long de l’année 2010 (les dates se trouvent ici ou là).
J’ai suivie de près l’actualité d’Israel dans ces pages. Vous trouverez articles et photos en tapant son nom dans la recherche ou en vous rendant directement dans la section danse. Toutes les images de cette page viennent du site du théâtre de Nîmes. (Je remercie Pierre-Olivier et Benoît de m’avoir signalé l’article qui ne figurait pas dans la newsletter du Monde.)
« Le flamenco sans peur ni tabou d’Israel Galván »
Par Rosita Boisseau
Le Monde du 16 janvier 2010
Pour la danse, l’événement à Avignon 2009 a été incontestablement El final de este estado de cosas, redux (« La fin de cet état de choses ») chorégraphié par le danseur flamenco Israel Galván, d’après L’Apocalypse de Jean. Dans la carrière de Boulbon, illuminée comme une grotte, le choc – à revivre au Théâtre de Nîmes, le 17 janvier – venait de la puissance esthétique de la pièce mais aussi de la révélation d’un Galván secret.
Avec douze danseurs et musiciens, trois orchestres différents – dont un groupe de heavy metal, Orthodox –, le Sévillan combine le geste spectaculaire et l’autoportrait d’un homme seul, posant El final de este estado de cosas, redux au croisement d’un destin collectif et individuel. Une procession de personnages tous en noir cerne en silence le plateau comme on marque une zone sacrée. L’obscurité, celle de la nuit et du temps, s’ouvre et se referme comme d’épais rideaux de velours sur les danseurs tandis que des halos de lumière blanche captent les pas de Galván. Qu’il fasse corps avec les autres dans des tableaux de groupe savamment composés, en particulier avec les musiciens, c’est pour s’en extraire vite et jeter sa gourme.
La première apparition de Galván met la barre de la bizarrerie très haut : elle y restera pendant près de deux heures. Sur un carré de sable aveuglant, un homme vêtu d'un short, masqué de latex et pieds nus, fouille le sol à la recherche d'une danse à inventer. Un flamenco frotté, sourd, mais bien enraciné, commence à prendre comme une pâte qui lève. Les bras se suspendent dans des torsions inspirées par le butô. Le tragique mortifère de cette danse japonaise couverte de cendres trouve dans la nudité démunie de Galván une expression neuve.
Galván, on le savait déjà, ose un peu plus à chaque spectacle. Jamais depuis sa première tournée en France en 2005 avec le solo La edad de oro (« L’âge d’or ») dans lequel il mixait d’un coup de bassin la gestuelle féminine et masculine du flamenco, on n’a vu un corps à ce point transpercé par tous les styles de danse qu'il a vus ou expérimentés.
Passés à travers le tamis flamenco, des arabesques classiques partent comme des coups de feu, les mains aux doigts serrés saluent Nijinski, les bras en couronne affrontent un taureau imaginaire… Ne craignant ni la difformité ni l’excès, Galván fonce sans regarder en arrière. Quant à son zapateado (frappes de pieds), il fait crépiter toute une palette percussive, des galops aux claquettes.
Le thème de L’Apocalypse – la Bible était la lecture d’enfance quotidienne de Galván et de sa famille – propulse le chorégraphe sur des territoires dangereux. Sa performance en justaucorps rouge tendu sur une paire de faux seins protubérants et juchée sur des bottes blanches fait tomber un voile d’effroi. Il/elle possède une prestance maléfique sous la cagoule noire tout en affirmant un appétit sexuel carnassier. Lorsque la « putain de Babylone » glisse ses énormes bagues à ses doigts pour les faire cliqueter sur une table, les osselets ne sont pas loin.
Sous la direction artistique de Pedro G. Romero et avec la collaboration de Txiki Berraondo pour la mise en scène, la sobriété du décor exacerbe chacune des apparitions de Galván et de sa troupe. Une série de mini-scènes à roulettes se déplacent et permettent de mettre en lumière tantôt l’orchestre de flamenco, tantôt celui de jazz contemporain…
Ces glissements de plaques tectoniques opèrent à vue, avec simplicité, comme le montage « cut » du spectacle. Articulant l’image en plan large et la confidence serrée comme un zoom, El final de este estado de cosas, redux avance par pans sans fioritures, ni faux semblant dramaturgique, laissant chaque séquence s’installer en majesté.
Pour lui tout seul, Israel Galván se dresse des pièges à danser qui n’ont besoin d’aucune introduction pour filer au cœur de la cible : faire trembler le flamenco au plus profond. Il grimpe sur une planche montée sur ressorts qui dérape au sol et s’ouvre comme une mâchoire dès qu’il saute dessus. Mini-surface d’action pour maxi-impact chorégraphique, Galván n’a peur de rien, même pas de claquer des pieds dans son cercueil.
L’impatience du danseur et sa férocité à battre et rebattre les cartes du flamenco excitent mentalement. Sa façon d’insister de profil sur un mouvement en le répétant toujours un peu plus loin, un peu plus bas… est d’ores et déjà un motif typique de Galván. Ces tensions, sans cesse reconduites par des instants de répit, voire de rêverie, font d’El final de este estado de cosas, redux, créé lors de la Biennale de Séville en septembre 2008, un spectacle héroïque, sans peur ni tabou.
Il n’y a pas si longtemps, les voisins des parents de Galván, à Séville, leur faisaient leurs condoléances d’avoir un héritier aussi excentrique. Avec cette production d’une beauté éberluante, Galván affirme simplement que la liberté et l’audace gagnent toujours.
Rosita Boisseau