Je n’étais pas au courant de ce dossier, et si je reprends ici ce qui semble être un droit de réponse de Madame Moisdon dans les colonnes du Monde, c’est que, même en ignorant tout des charges qui pèsent contre ce pauvre Larry Clark, on peut aisément en suivre le fil ne serait-ce qu’en se basant sur les autres artistes cités dans le cours du texte. Et c’est dans le dépassement du cas présent que cette réflexion vaut d’être intégrée à la triste section « Censure en France » de ce blog.
« “Larry Clark”, vers une interdiction au “public” »
Par Stéphanie Moisdon
Le Monde du 24 septembre 2010
Depuis que j’ai été informée de la décision de la Ville de Paris d’interdire l’entrée de l’exposition Larry Clark aux moins de 18 ans, je m’attendais à ce qui arrive, une chaîne de réactions médiatiques désordonnées.
Un premier rectificatif s’impose : l’affaire Présumés innocents qui sert de socle au cas Larry Clark, exposition ouverte en 2000 au Capc de Bordeaux et qui m’a valu d’être poursuivie en pénal (avec Marie-Laure Bernadac et Henry-Claude Cousseau) depuis maintenant plus de dix ans, n’est toujours pas « classée ». Merci aux journalistes et commentateurs d’en tenir compte. Après une ordonnance de non-lieu, l’organisation La Mouette a décidé de pourvoir en cassation et rien à ce jour n’indique que la procédure ne puisse aboutir.
Étant donné la tournure que prennent ces choses juridiques, mieux vaut être précis. Car ce détail n’est pas le moindre. Il permet de saisir le contexte nébuleux de « lâcheté » dans lequel la décision finale de priver Larry Clark de son public privilégié, les adolescents, a été entérinée. Contrairement à ce qu’affirme Hugo Vetrani dans son texte sur Mediapart, nous sommes donc toujours en attente de la décision de la Cour de cassation, ce que la Ville de Paris n’ignore pas, et c’est bien sur cette base-là que les éditeurs Paris Musées ont fini par se désister de la publication. Dans Le Monde daté 17 septembre, la directrice Aimée Fontaine, épousant littéralement la pensée de futurs détracteurs, lâche cette phrase définitive : « On ne peut ignorer qu’il y a dans le livre des photos à caractère pédophile et pornographique ».
Soyons clairs, soit une image est pédophile, soit elle ne l’est pas. Un spectateur intelligent saura trancher. Le « caractère » pédophilique ou pornographique d’une image dépend entièrement de l’appréciation toute subjective du lecteur, de sa culture et de ses valeurs. Par ailleurs, ceux qui considèrent légitimement Larry Clark comme un artiste majeur – signalons qu’il figure dans les plus grandes collections du monde – trouveront la portée d’analyse d’Aimée Fontaine pour le moins sommaire. Mais peu importe, les temps ne sont pas à la complexité !
Avant toute chose, disons que le cas Présumés innocents, unique en France, est fondé sur une procédure aberrante, un dossier fantomatique vide de charges, sur la néantisation du rôle de l’art et de ses fonctions (il ne s’agirait pas d’œuvres mais d’images ou pire de messages), et sur la fabrication de délits hypothétiques (un mineur « aurait » pu voir des images « à caractère violent et pornographique », malgré tous les dispositifs d’avertissement). Enfin, qu’il s’appuie sur une investigation qui flirte avec le burlesque : pour exemple, l’intervention d’Interpol afin de retrouver Robert Mapplethorpe, dangereux criminel bien connu de nos services, décédé en 1989, avant les faits.
Mais cette procédure est aussi le socle d’une réflexion élargie sur les notions de droit et de liberté. Elle permet, entre autres questions, de comprendre les mécanismes d’une nouvelle forme de censure masquée, plus pernicieuse, celle qui consiste, dans l’ombre, à reformater les mentalités et les espaces publics, à multiplier les dispositifs de prévention ou de précaution, relevant d’une autocensure généralisée, difficile à tracer donc à endiguer. La vertu, si je puis dire, de cette affaire Larry Clark, est de faire tomber le voile et de révéler au grand jour le sort qui sera dorénavant réservé aux œuvres « à caractère pédophilique et pornographique » (de Balthus à Richard prince, la palette est large).
Car pendant ces dix années, très peu de mes collègues ou artistes ont désiré témoigner d’un acte révélé d’autocensure. Pourtant je n’ai cessé depuis l’affaire d’être régulièrement « consultée » dans mon domaine, à titre d’expertise, afin d’aider à fixer les limites de la dangerosité d’une œuvre et des risques de poursuite judiciaire. Je me suis moi-même retrouvée à devoir interdire aux mineurs l’accès aux photos de David Hamilton (dans la Biennale de Lyon en 2007). Ces mêmes images, diffusées jusque-là en grand nombre dans les carteries et grandes surfaces, étant devenues proprement inmontrables. Cette décision « curatoriale » relevait à la fois d’un acte d’autocensure mais aussi d’un geste critique qui consistait à montrer l’évolution dans cette dernière décennie d’une société amnésique et liberticide.
Tous ces dispositifs préventifs (on dénombre déjà plusieurs expositions interdites aux mineurs), ont aussi pour effet de modifier le paysage des expositions, déjà largement encombré de matériels divers de médiation, devenu en quelques années des forêts de signes, de panneaux d’avertissements qui orientent le parcours et la lecture des œuvres, et qui définissent en creux une nouvelle condition du spectateur, partagé entre la consommation spectaculaire et le fantasme de sa victimisation. Face à cette dérive sécuritaire, qui s’accompagne d’une judiciarisation grandissante, le « public » tant convoité, démembré arbitrairement en catégories sociales et tranches d’âges, appréhende les territoires de l’art dans ce climat de suspicion, éduqué à se garantir des conséquences traumatiques d’une expérience de l’art qui serait non désirée, non protégée.
C’est dire aussi, paradoxalement, toute l’importance accordée à la production culturelle, et les conséquences indirectes de son accessibilité grandissante. L’art contemporain n’est plus depuis longtemps l’affaire d’une supposée élite, refermée sur ses propres enjeux, mais une véritable zone de flux, de passage, de libre-échange. En dix ans, la fréquentation des expositions est devenue aussi industrielle que sa production, sa diffusion et sa commercialisation. Cet état schizophrénique pourrait bien un jour aboutir à quelques situations aussi ridicules que radicales, comme l’interdiction aujourd’hui de l’exposition de Larry Clark à ses premiers destinataires, les « kids », ou encore l’ouverture d’une exposition « interdite au public ».
Stéphanie Moisdon est critique d’art et commissaire d’exposition.
Photo de David Hamilton