« Il y a 35 ans, le printemps de Tiananmen »
Par Jean-Philippe Béja
Mediapart du 4 avril 2011
Dimanche dernier [le 3 avril], l’artiste Ai Weiwei, l’un des concepteurs du « Nid d’oiseau », le stade olympique qui a tellement contribué au développement du « soft power » chinois, a été arrêté alors qu’il s’apprêtait à prendre un avion pour Hong Kong. Il a disparu depuis. Il n’est que le plus récent d’une longue liste de citoyens libres et de défenseurs des droits de l’Homme arrêtés, « disparus », inculpés.
Depuis l’attribution du Prix Nobel de la Paix à Liu Xiaobo en décembre dernier, et, plus encore depuis qu’en février, un message posté sur un site internet basé aux États-Unis, a appelé les Chinois à « aller se promener dans le centre des villes », en l’honneur de la « révolution du jasmin », la répression s’est intensifiée. Les avocats Teng Biao, Jiang Tianyong, Tang Jitian à Pékin, disparus et peut-être torturés, les intellectuels sichuanais Ran Yunfei, Ding Mao et Chen Wei, inculpés d’incitation à la subversion, le dissident de la même province Liu Xianbin, condamné à dix ans de prison pour le même « crime », et tous ceux, dont l’épouse du Prix Nobel, Liu Xia, qui sont actuellement en résidence surveillée : au total, environ deux cent défenseurs des droits de l’homme ont perdu leur liberté depuis environ deux mois [1].
Trois dimanches de suite, le centre de treize grandes villes de Chine a été soumis à une véritable occupation policière, tandis que des flics en civil embarquaient tous ceux, pourtant bien peu nombreux, qui avaient l’air de manifestants. La présence, le premier dimanche de la « révolution du jasmin » de l’Ambassadeur américain près du McDonald de Wangfujing de Pékin, l’un des lieux de la « révolution du jasmin », a conduit de nombreux officiels à crier au complot pour abattre le régime. Mais celui-ci est-il donc si fragile qu’il s’effraie d’un mot d’ordre dont personne ne sait d’où il vient ? Les conflits sociaux sont-ils si graves pour que le plus grand parti du monde soit en proie à un affolement sans précédent ?
Aujourd’hui, les observateurs informés ne cessent de nous affirmer qu’il est impossible qu’un mouvement analogue au printemps arabe se produise en République populaire ; que les succès du régime sont tels que les Chinois ne redoutent rien plus que le désordre et soutiennent les actions de leurs gouvernement ; que la classe moyenne qui ne cesse de se développer n’est nullement hostile au régime ; qu’enfin, le dépassement du PIB du Japon par la Chine est acclamé par l’ensemble de la population ; et que, pour la première fois dans un pays dirigé par un parti communiste, la succession du numéro un est déjà réglée et se déroulera sans anicroche. Les analyses de ces observateurs ne sont pas dénuées de fondements. Alors, pourquoi ce déchaînement paranoïaque de la part de dirigeants dont la position semble si solide ? Sont-ils à ce point ignorants de l’ampleur de leurs soutiens ?
Reportons nous trente-cinq ans en arrière. À l’époque, les observateurs nous expliquaient que la Chine avait trouvé une voie particulière vers le développement qui en faisait un modèle pour les pays du tiers monde. Son dirigeant suprême était adulé dans son pays, et, lors de sa disparition en septembre 1976, dans le monde entier, intellectuels, hommes d’État et journalistes de tous bords versèrent des torrents d’éloge sur le Grand homme.
Et pourtant, quelques mois avant sa disparition, à l’occasion de la Fête des morts de Qingming le 5 avril 1976, près de cent mille personnes s’étaient rassemblées sur la place Tiananmen [2] pour rendre hommage au Premier ministre Zhou Enlai disparu en janvier de la même année, mais surtout pour réclamer « la fin de la dictature de Qin Shihuang [3] » nom de code de Mao Zedong. Cette manifestation avait réuni des intellectuels, des ouvriers, des cadres du Parti dégoûtés de la ligne gauchiste de Mao, des jeunes instruits (lycéens envoyés à la campagne après leur baccalauréat) revenus clandestinement en ville, qui avaient crié sur la principale place de Pékin, à Nankin et dans bien d’autres villes, leur ras le bol de la dictature. Malgré l’endoctrinement omniprésent, en dépit de l’absence totale de libertés individuelles, du délirant culte de la personnalité et de la fermeture du pays, des dizaines de milliers de citoyens n’avaient pas hésité à descendre dans les rues sans se soucier de l’éventuelle répression. Et le tout sans Internet, sans Facebook et sans twitter qui jouent un rôle si important dans les mobilisations d’aujourd’hui.
La manifestation fut réprimée à coups de matraque par les « milices ouvrières » du régime, des dizaines de personnes furent arrêtées, l’incident fut qualifié de « contre-révolutionnaire » et Deng Xiaoping, accusé de l’avoir organisé, fut dépouillé de ses fonctions de vice-président du Parti et de vice-Premier ministre. Pourtant, la victoire du Grand Timonier ne fut que de courte durée puisque quelques mois après cette manifestation, le 9 septembre, il mourut et le 6 octobre, la Bande des Quatre dirigée par son épouse qui voulait poursuivre sa politique fut arrêtée. Ces mesures ouvrirent la voie aux réformes qui allaient transformer la Chine.
En novembre 1978, après son retour au pouvoir, Deng Xiaoping réhabilita la manifestation, et les personnes arrêtées furent libérées et traitées en héros. Cette décision fut immédiatement interprétée comme une réhabilitation de l’action spontanée des citoyens, et déclencha le mouvement du « Mur de la démocratie » marqué par le dazibao de Wei Jingsheng réclamant la « Cinquième modernisation : la démocratie » [4]. En mars 1979, Deng, qui avait sanctifié l’action des citoyens pour consolider son retour au pouvoir, faisait arrêter Wei Jingsheng et instaurait les Quatre principes fondamentaux [5], interdisant de critiquer le Parti. Dix ans plus tard, ce même Deng allait lancer les tanks sur les Pékinois désarmés [6] et inaugurer la politique de stabilité à tout prix. Cela explique l’ambiguïté de l’attitude du pouvoir à l’égard de l’« Incident de Tiananmen ».
Bien qu’il soit considéré comme l’événement annonciateur des réformes qui ont bouleversé le visage de la République populaire, il n’a pas trouvé sa place dans le calendrier des célébrations officielles, pourtant fort rempli, de la République populaire. En effet, les dirigeants du parti communiste chinois n’apprécient pas les mouvements spontanés de citoyens, à part lorsqu’ils sont dirigés contre des pouvoirs « réactionnaires », si possible dans le passé. Aujourd’hui, la célébration du « mouvement du 5 avril » pourrait être interprétée par les mécontents comme l’a été sa réhabilitation : comme une légitimation du droit de manifester. Cela ne risque pas de se produire au moment où les avancées juridiques qui s’étaient produites au cours des trente dernières années sont largement remises en question.
« L’avenir est radieux, mais la voie est tortueuse », disait la propagande officielle du temps de Mao Zedong. L’évolution de l’attitude du pouvoir à l’égard des opinions divergentes montre que, de ce point de vue, les choses n’ont guère changé. Les réunions de l’Assemblée populaire nationale et de la Conférence politique consultative du peuple chinois qui se sont tenues en mars de cette année ont annoncé une seule nouvelle intéressante : la part du budget consacré au « maintien de la stabilité » (624 millions de yuans) a dépassé les dépenses militaires pourtant considérables (601 millions).
En général, lors de la Fête des morts, les policiers en civil sont très nombreux dans les cimetières, car on craint tout particulièrement que les parents des victimes du massacre du 4 juin 1989, et notamment les « mères de Tiananmen » dont les principales animatrices sont aujourd’hui en résidence surveillée, ne profitent de l’occasion pour réclamer la réhabilitation des victimes. En ces temps de tolérance zéro pour toute manifestation d’opposition, le souvenir du « Mouvement du 5 avril » inquiète les successeurs de Deng Xiaoping.
[1] Chinese Human Rights Defenders, March 31, 2011, « Escalating Crackdown Following Call for “Jasmine Revolution” in China ».
[2] Voir, Claude Cadart, Cheng Ying-hsiang, Les deux morts de Mao Tsé-toung, Paris, Seuil, 1977.
[3] Empereur qui unifia la Chine en 213 AC.
[4] Deng Xiaoping s’était engagé à réaliser les « Quatre modernisations » (déjà promises en 1973 par Zhou Enlai) de l’industrie, de l’agriculture, de la défense nationale, des sciences et techniques.
[5] Socialisme, marxisme-léninisme-pensée maozedong, dictature du prolétariat, direction du parti communiste.
[6] Le 4 juin 1989, date du massacre de Tiananmen.
« Faut-il avoir peur d’Ai Wei Wei ? »
Par Jordan Pouille
Mediapart du 11 avril 2011
On commence à en savoir un peu plus sur ce qui attendra Ai Wei Wei à sa sortie, si toutefois la police consentait à le faire réapparaître à la fin des 37 jours autorisés par la loi. D’après Xinhua, l’artiste enlevé le dimanche 3 avril pourrait être officiellement accusé… de plagiat et d’évasion fiscale.
Souvenons-nous : Ai Wei Wei a été arrêté par la police des frontières de l’aéroport de Pékin le dimanche 3 avril alors qu’il s’envolait pour Hong Kong. Depuis, l’artiste est coupé du monde extérieur et son nom est censuré par Baidu, le principal moteur de recherche. La semaine dernière, toute question à son sujet posée durant le point-presse du ministère des affaires étrangères, recevait la même réponse pleine de compassion : « La Chine est un État de droits et cette affaire sera gérée conformément à la loi ». Ironie du sort, les questions sur l’artiste disparaîtront finalement du compte rendu officiel de ce point-presse.
Aucune information sur la situation, sauf deux courtes dépêches de l’agence de presse officielle Xinhua, aussitôt effacées.
Une première annonçait que la police enquêtait sur d’éventuels « crimes économiques ». Bingo. Son comptable a disparu vendredi et aucune nouvelle depuis. Sur le site Boxun (qui diffusait les appels de Jasmin en Chine), on parle de soupçon d’évasion fiscale à hauteur de 60 millions de yuans : http://www.boxun.com/forum/201104/boxun2011/168940.shtml
Une deuxième dépêche, sortie dimanche, évoque le plagiat : un projet de déplacement de 1001 Chinois de Shanghai à Xi’an en 2006 ressemble à la même performance organisée par Ai Wei Wei plus tard en Allemagne. La dépêche s’accompagne de critiques personnelles (« artiste de seconde zone ») visant manifestement à discréditer l’artiste. Soit la même méthode utilisée à l’encontre du prix Nobel chinois Liu Xiaobo l’an dernier par la presse officielle. Interrogé par la correspondante du Guardian Tania Branigan, le professeur « plagié » se dit solidaire d’Ai Wei Wei et demande même sa libération.
Ai Wei Wei, 53 ans, est l’un des artistes chinois les plus réputés à l’étranger. Il jouit en Chine d’une certaine popularité, notamment pour avoir participer au design du « Nid d’Oiseau » : le fleuron des Jeux Olympiques de Pékin en 2008. Même si son atelier « Fake » était plutôt excentré, il a toujours été l’une des stars de 798, le quartier d’art contemporain de Pékin.
Un an plus tard, Ai Wei Wei faisait appel à une centaine d’architectes étrangers pour assouvir les fantasmes urbains des officiels de Ordos, une ville nouvelle de Mongolie Intérieure, en plein milieu du désert et construite avec l’argent du charbon. Le projet 101 0rdos ne s’est pas concrétisé (la ville, si), Ai Wei Wei étant devenu entre temps totalement infréquentable pour tout homme d’affaires ou haut fonctionnaire chinois qui se respecte.
Le 11 janvier, son atelier de 2 000 m2 sera rasé sans préavis par les autorités, « pour usage non conforme du terrain ». Reste son atelier Pékinois, toujours réquisitionné. Récemment, il y présentait aux visiteurs ses dernières sculptures de marbre : des caméras de surveillance, identiques à celle installées devant chez lui par la police. En général, Ai Wei Wei refusait les interviews « sensibles » par téléphone, se sachant sur écoute. Ce qui ne l’empêchait pas de vider son sac au cours de chaque entretien en face à face.
Ai Wei Wei savait, comme sa maman, qu’il pouvait se faire arrêter à tout moment. Sans doute n’avait-il pas digéré que son père, le célèbre poète Ai Qing, ait été contraint de nettoyer les chiottes du village durant la Révolution Culturelle, en débit d’une réhabilitation, à la mort de Mao.
Non content de comparer le gouvernement chinois à une mafia, de mêler son art à la dénonciation du régime actuel (en se photographiant par exemple le majeur tendu devant la Porte de la Paix Céleste de la Cité Interdite, où est accroché le fameux portrait de Mao), Ai Wei Wei a aussi signé la Charte 08 qui vaudra à son co-rédacteur l’intellectuel Liu Xiaobo une peine de onze années prison pour tentative de subversion au pouvoir de l’État.
Ai Wei Wei est aussi un usager éclairé des réseaux sociaux. Sur Twitter (78 000 followers) et Weibo, l’homme mettait donc en ligne nom, prénom, âge de chaque écolier mort dans les écoles trop vites effondrées pendant le séisme du Sichuan. Un travail de mémoire. Un tweet par enfant. 5 000. Le gouvernement, promettait lui aussi une enquête sur la malfaçon des écoles mais n’a jamais tenu promesse.
Le 7 avril, le ministre de la culture Frédéric Mitterand réclamait la remise en liberté de l’artiste : http://bit.ly/dOBPRL. Le directeur du Tate Modern, où Ai Wei Wei expose des millions de graines de tournesol en porcelaine, comme celui du musée d’Art Moderne de New York font pour leur part circuler une pétition.
Depuis bientôt deux mois, des dizaines de militants des droits de l’homme « disparaissent » dans l’indifférence générale, depuis un premier appel à la Révolution de Jasmin et sans que ceux ci ne soient même impliqués. La disparition d’Ai Wei Wei accentue subitement la pression internationale mais pour quel résultat ?
En attendant des nouvelles, Ai Wei Wei est devenu Ai Weila (« Aimer le futur ») sur Internet, permettant à ses défenseurs chinois de déjouer provisoirement la censure.
www.jordanpouille.com
La dernière oeuvre d’Ai Wei Wei, exposé dans le grand hall du Tate Modern jusqu’au 1er octobre : http://youtu.be/td3_EKX1Igo
« Amid Chinese Reports That Ai Weiwei Has
Confessed Guilt, a Global Protest Is Planned and
Blackjack Players Remember Their “Guru” »
Par Ben Davis sur Artinfo du 14 avril 2011
As Ai Weiwei’s detention by the Chinese government stretches onto its 12th day, his family and supporters, unable to contact the artist, remain in the dark about his fate. Despite that information blackout, jarring, sometimes contradictory news continues to trickle out through official state media outlets, and supporters — including some unlikely ones — are building up campaigns around the world, with demonstrations planned for this weekend. Here is a roundup of latest developments:
Ai Said to Have Confessed Guilt: In the face of global scrutiny and diplomatic denunciations, the Chinese government has continued to press its case against Ai before the public. The latest twist comes from the Hong Kong-based newspaper Wen Wei Po, controlled by mainland authorities, which has declared that Ai Weiwei himself has confessed to crimes. “A source revealed to this newspaper that firm evidence has been collected about Ai Weiwei's suspected economic crimes,” the paper wrote, according to the Guardian, adding, “As the investigation has deepened, the public security authorities have accumulated quite solid witness, documentary, and circumstantial evidence and Ai Weiwei has had quite a good attitude in co-operating with the investigation and has begun to confess about the issues.” Citing an unnamed source, the paper said that authorities had obtained “a large amount of evidence that Ai Weiwei is suspected of avoiding taxes, and the sums are quite large.”
La suite est à lire ici. L’article donne beaucoup de liens intéressants.