F. J. Ossang
Le dernier cinéaste Noise n’Roll
Dans un article récent (Epok, octobre 2001), et en prenant soin de mettre ce terme entre guillemets, Marc Bruimaud nommait justement les trois “ maîtres ” de l’underground : Philippe Garrel, Marcel Hanoun, F. J. Ossang. Le troisième reste encore sous-évalué, ce qui n’inquiète pas ses admirateurs habitués au principe du délai de reconnaissance, délai dont la durée s’avère toujours proportionnelle à la grandeur de l’œuvre. Ce n’en est pas moins difficile à vivre au quotidien pour le cinéaste lui-même, réduit à ne tourner un film que tous les cinq, six, sept ans. Aussi ce film rare, arraché de haute lutte à la tristesse ambiante, éclate de tant de beauté, relève d’un tel esprit de libre perfection, qu’il devient irregardable pour beaucoup, comme si des yeux accoutumés depuis toujours à la pénombre devaient soudain regarder le soleil en face (trois ans plus tard, l’auteur de ces lignes reste traumatisée par la critique de Docteur Chance dans les Cahiers du Cinéma, qui renvoyait la splendeur plastique du film au clip et à la publicité). Comme Cocteau, comme Welles, comme Pasolini, F.J. Ossang pratique toutes les formes d’images : musique (avec son groupe MKB, les Messageros Killers Boys), littérature (cf notamment son livre culte, Génération Néant), cinéma. Il feint de ne pas pratiquer la peinture et le dessin, mais il a toujours mis ses excellents opérateurs, Darius Khondji pour le Trésor des Iles Chiennes ou Rémi Chevrin pour Docteur Chance, en état de grâce, inventant des images absolument sans équivalent dans le cinéma mondial. Joe Strummer a dit de lui qu’Ossang était le seul cinéaste avec qui il retournerait immédiatement. Si ce n’était pour lui, pour Garrel, pour les Straub, Gaspar Noé ou Patricia Mazuy (les autres artistes empruntant des voies non-commerciales), on ne regretterait pas une seconde la disparition totale et définitive de l’industrie du cinéma en France. Bonnes nouvelles : il vient de publier un nouveau livre (Tasman Orient, éd. Diabase), et prépare, peut-être, un nouveau film. (N.B.)
Nicole Brenez : Tu es, avec Philippe Grandrieux, l’un des très rares cinéastes d’avant-garde à maintenir cette tradition née avec Jean Renoir et Jean Epstein où se manifestent autant de recherches sur le récit que sur la plastique, tu as toujours trouvé de nouvelles formes narratives. Tu as notamment inventé des formes temporelles complexes, subtiles, beaucoup à cause de la musique, mais en maintenant des schèmes narratifs populaires. Est-ce la poésie qui fait le lien ?
F. J. Ossang : Pour l’instant le résumé de livre gagne sur le cinéma, puisque les trois quarts des films actuels sont des adaptations littéraires au cinéma, et puis beaucoup de films actuels restent à la traîne d’une forme littéraire tout à fait conventionnelle. Donc j’ai toujours un peu maintenu la tension écriture et cinéma. Il se trouve que souvent les mots ont donné une espèce d’équivalence dans mes films, que ce soit au montage ou au filmage ou à la conception de la photographie. Quand les mots ont déchargé leur charge qualitative, on peut les enlever, car finalement qu’est-ce que le cinéma opposé à la littérature ? C’est le théâtre. Quand on dit genre populaire, est-ce que par exemple le garçon sauvage, thème de William Burroughs, est une thématique populaire ? Elle est en avance sur la réalité, on trouve des équivalences dix ans plus tard avec des gangs de gosses qui trimbalent des milliers de dollars, très cool, qui flinguent en un quart de seconde – grâce à la loi Rockfeller les trafiquants de drogues mineurs risquent assez peu d’ennuis. Donc la littérature est en avance ; et puis tous ces gangs, toute sa thématique de guerre sexuelle, ce n’est pas réservé aux scribes des bibliothèques de Babylone ! C’est vraiment une thématique populaire ; Homère est également populaire puisqu’il raconte des faits d’armes. Ensuite je pense que quand on entreprend quelque chose il faut le faire avec le plus de justesse possible, donc être attentif aux intuitions. La poésie est plutôt une relation passionnelle avec sa langue maternelle, alors qu’au contraire le cinéma est une prise de proie solaire, le cinéma, c’est les enfants du dieu soleil qui fondent sur toutes les formes de ténèbres, que la nuit et le jour mettent en scène.
NB. : Nicolas Sellem, qui t’a dédié un article dans la revue Cinéastes, m’a chargée de te poser une question : “ est-ce que vous vous rendez compte que vous êtes le dernier cinéaste rock n’roll ? ”
FJO. : J’ai beaucoup aimé le rock n’roll et j’ai beaucoup appris pour le cinéma en pratiquant le rock n’roll. Il y a la même dimension des poubelles des cultures qui fabriquent le cinéma. La force de frappe du cinéma me plaît, comme celle du rock n’roll. Le cinéma c’est la dernière chance, l’art unitaire et collectif. Le cinéma est une grande force critique des autres modes d’expression, il revisite la littérature. Je pense qu’au XXe siècle le cinéma a bouleversé la littérature, le cinéma muet a été le surgissement d’un récit par réseau, qui excède le récit séquentiel. La spécificité du cinéma n’est pas de voyager hors du temps mais de créer une espèce de dislocation entre le temps et l’espace, qui répond à l’accélération du temps dans la société. Qu’on bondisse en avant, viennent ensuite les retours arrière, sauf que la mémoire n’opère que relativement. Ce retour arrière produit une perte dans le temps et finalement la lumière demeure plus ou moins la seule à mémoriser – à créer du futur. En ce début de siècle, on dirait que les cellules s’en vont, qu’on mette la machine en arrière, il n’y a plus de mémoire réelle. Si bien qu’on attaque le passé, même le passé récent, très désarmé, ayant fait un saut dans le futur. C’est ça qu’il doit y avoir dans tous mes films, ce sentiment réel. Énormément de choses ont disparu, on a déstocké un maximum de cellules nerveuses, l’histoire est toujours celle d’une perte de mémoire colossale.
NB. : Veux-tu dire que le cinéma courant efface les choses ?
FJO. : Je ne parle pas du cinéma, je parle du monde en général. Mais le cinéma, la musique, les livres possèdent bien sûr une action annexe. La drogue aussi. Le monde-machine actuel mange du qualitatif pour ne reproduire que du quantitatif. La question du virtuel est de plus en plus présente dans le cinéma, je ne sais pas si c’est par rapport au chimique. Et curieusement, plus que jamais, je trouve que le cinéma muet reparaît dans sa grandeur. Par rapport aux films actuels c’est hallucinant, regardez des films commerciaux muets, quand on les voit avec un peu de musique, même si elle n’est pas satisfaisante, ça a une efficacité prodigieuse par rapport à toutes ces espèces de gros machins machinaux, machiniques actuels. Les Garbo muets par exemple sont étonnants.
NB. : C’est pour ça que dans beaucoup de tes films, surtout Docteur Chance, tu rends hommage à l’Aurore de Murnau ?
FJO. : Murnau, je ne comprenais pas, tout le monde le citait, on ne voyait nulle part, ni en cinémathèque, ni à la télévision. J’aimais surtout Murnau parce que c’est le contraire du cinéma d’auteur comme cinéma de la griffe, du truc, de la récurrence : chez Murnau, c’est exactement l’inverse, on assiste à une réincarnation du cinéma dans chacun de ses films. On pourrait ne pas du tout imaginer que c’est la même personne qui a signé chacun de ses films, que ce soit le traitement de la photographie, le rythme du montage, l’utilisation de machineries. C’est tout à fait prodigieux.
NB. : Tous les deux, Murnau et toi, vous êtes des ogres de l’espace. Il faut que vous dévoriez de l’espace pour pouvoir faire des images qui ressemblent à quelque chose d’idéal. Dans tes livres, romans ou chroniques et dans tes films, on est submergé par un incroyable désir de paysage.
FJO. : Ah oui, la rapacité spatiale. Je ne sais plus qui disait qu’il y a deux sortes de cinémas, le cinéma du paysage, du landscape, et le cinéma du visage. Beaucoup de gens tournent à Paris, mais pratiquement il n’y a pas de paysage de Paris dans tous ces films parisiens.
NB. : Du coup, on a l’impression que tu es trop grand pour le cinéma français, tu es extraterritorial.
FJO. : Ce qui m’a toujours plu dans le cinéma c’est Babel, Babylone. C’est toujours une chose primitive, pas de naïveté, on peut montrer des films presque partout et bizarrement des films en traduction simultanée, donc plus difficiles à percevoir – mais qui sont parfois mieux saisis par ce public lointain. D’un autre côté, il existe une espèce d’idéologie de l’extrême centre qui sévit dans nos zones urbaines, de sorte que tout ce qui était dans la dépense n’était plus accessible d’un seul coup, à cause d’un verrouillage préparatoire. Enfin, je me suis toujours défini comme cinéaste débutant puisque j’ai fait trois premiers films, et donc je vais attaquer mon premier deuxième film, ou mon quatrième premier, je ne sais pas exactement. Donc je parle difficilement avec autorité de tout ça.
NB. : Tes films sont splendides, ils irradient de beauté. Pourquoi ne rencontrent-ils pas d’adhésion immédiate ici ? Je pense que c’est en grande partie à cause de ton économie narrative, la façon dont le récit ne gère pas des péripéties comme font les films ordinaires, mais déploie des situations visuelles, comme chez Epstein, Garrel ou Grandrieux. Par exemple, plutôt que la poursuite ou la course, tu vas filmer le monde qu’elle engendre et tu vas faire dix plans pour montrer la variation des couleurs et des vitesses. Est-ce une chose délibérée ? Est-ce que c’est ton instinct ? Est-ce pour ça que tu fais des films ? Ou est-ce que pour toi c’est une difficulté ?
FJO. : Pas uniquement, car finalement il s’agit d’un rapport de forces, parce que je pense qu’entre la nature et l’homme c’est toujours la guerre. Le vrai film d’horreur c’est la prise de pouvoir de la nature sur l’homme. Puis le décor est la mémoire, c’est l’une des choses qui donne le passé. On sera de plus en plus sensible à la lumière. C’est étonnant comme, par exemple en architecture depuis un certain nombre d’années, on entre dans un monde mazdéen. On ne construit plus que des blocs de glace ou de lumière, qui est la maîtresse des espaces. Mais il arrive aussi que les immeubles ressemblent à des circuits imprimés ou à des codes-barres. On en voit de plus en plus dans les sociétés de masse.
NB. : Certaines choses sont structurantes chez toi, par exemple le sens de la fable ou du slogan. Quel que soit le récit traité, il passe par l’amour des mots, donc par la formule, le carton, le poème.
FJO. : Oui, il y a l’amour des mots mais c’est le contraire de l’usage du dialogue, fondamentalement mes films sont peu bavards. Les trois quarts des films n’arrêtent pas de baratiner, les trois quarts des films français sont des films à dialogues et on trafique ensuite un peu l’image. Actuellement on cherche le gène du langage. Ce que j’aime dans un film c’est convoquer des expériences différentes, qu’il y ait un échange. Travailler avec un scénariste ou un dialoguiste pourrait m’intéresser, quitte à ne pas retenir, mais il faut des attaques multiples…
NB. : Tu as écrit seul tous tes scénario ?
FJO. : Oui. J’ai tenté quelquefois de collaborer mais pour l’instant ça ne m’a jamais rien apporté. Ce qui est dommage, c’est qu’il n’y a plus de mouvements. C’est bien qu’il y ait une agitation, comme des mouvements en musique, des points de choc, des rencontres. Le drame du cinéma se réduit de plus en plus au niveau des faisceaux d’action. Il y a trente ans, beaucoup de gens cohabitaient dans le cinéma français, il y avait une extraordinaire variété, les producteurs étaient beaucoup plus ouverts, c’était vraiment des artisans. Pierre Richard pouvait mettre de l’argent dans un film de Resnais. Il y avait une diversité des effectifs français. Aujourd’hui, les Américains vont de Matrix à Warhol, en passant par Cassavetes, Jarmusch, Fight Club, – il existe une plus grande diversité. Et de la même façon, les inventeurs de l’écriture de cinéma ont pu venir aussi bien de la chorégraphie, du reportage de guerre, de l’abattage feuilletonesque, de la poésie, de la musique ou du music-hall comme Tati. Ils ont fait des films, trouvé leur langage – ont raté ou réussi. Tati est un des plus grands de la deuxième partie du XXe siècle.
NB. : Je poursuis ma recherche des traits caractéristiques de ton écriture : je trouve que tes personnages sont toujours des archétypes. Le mot te convient-il ?
FJO. : Oui ; il faut utiliser l’archétype, le totem, dans le cinéma. Ce qui m’a excité dans le cinéma, c’est de trouver ce truc mondial. De pouvoir tenter ma chance du désert d’Atacama aux Côtes d’Armor, c’est pouvoir atterrir au Kazakhstan, ou en Argentine, ce qui est fabuleux, ça c’est vraiment un réalisme actuel. Or partout c’est toujours les mêmes revendications, suite du nationalisme, post-marxisme, etc… Seul l’Islam fait un trou.
NB. : Ton principe alors consiste à mettre en pratique l’idéal universaliste du cinéma muet ?
FJO. : Le cinéma comme art du geste est extrêmement intéressant. Aujourd’hui il n’y a plus de gestes, les gens marchent n’importent comment, la plupart ne font plus rien. Ils passent leur temps à taper sur un ordinateur, que ce soit dans une pharmacie, dans une usine, dans un bureau, chez un écrivain… Le tertiaire a tout envahi, il n’y a plus de geste que bureaucratique.
NB. : Un texte de Giorgio Agamben dit en effet : le XXe siècle est l’histoire de la perte du geste. Ton idée serait de rétablir des gestes épiques dans la culture visuelle ?
FJO. : Le côté artisanal du cinéma est fabuleux, tout le monde y fait des gestes indispensables et uniques. Car quoi qu’on dise, les repérages sont très importants, l’écriture est fondamentale, le costume est capital, chaque étape de fabrication est essentielle. Dans la photo, chacun fait des gestes très précis et tout le monde est important dans le cinéma ; par exemple, dans le Trésor des Iles chiennes, le type qui ventilait juste avec une planche pour répandre la fumée de plan en plan. Il suffisait qu’il soit distrait, donc un afflux de fumée trop important et crack, le plan doit être coupé. Il faut tout recommencer. Je fais du cinéma à l’ancienne, où tout le monde compte. Quand un maillon de la chaîne est absent, c’est très ennuyeux ; le type qui pousse les travellings est la prothèse du réalisateur. Le cinéma est un mode de fabrication tout à fait unique, alors que maintenant on va filmer tout et n’importe quoi – les ordinateurs qui mettent tout en mémoire et les DV enregistrent sans discontinuer. Alors que c’est justement le geste sacré du cinéma qui me plaît. Le 35mm est précieux, cher, donc tout est sous pression, tout est unique. Une des données primitives, la pellicule, disparaît ; enfin, là-dessus il suffit de lire les entretiens de Cocteau qui sont très intéressants, et Cocteau a généré Bresson, Melville. C’est lui qui a inventé le terme cinématographe.
NB. : Tu défends une culture très classique de l’épure dans le cinéma. Et Welles ?
FJO. : Oh oui, à la suite d’Eisenstein.
NB. : Il y a un côté Arkadin dans tes films.
FJO. : Arkadin est un film extraordinaire, prodigieux, car c’est le mythe. Les écoles de scénariste vont enseigner : tu dois pouvoir raconter une histoire en dix lignes. L’idéal est qu’en sortant du film un spectateur raconte à son tour l’histoire en dix lignes et son interlocuteur la raconte encore à la concierge, etc… que cette histoire de dix lignes plaise à tout le monde. Le bouche à oreille est la publicité absolue, la plus efficace. Mais quand on parle d’un film de Welles, deux personnes peuvent faire un résumé en dix lignes, mais ce sont deux résumés différents.
Propos recueillis à Paris, le 22 septembre 2001, par Nicole Brenez et Francine Lemaître.
Merci à Nicolas Sellem.
Publié dans La Gazette des scénaristes, n° 15, hiver 2001.