Bernard Saby, Scènes de l’espace primordial
par Xavier-Gilles Néret (Extraits)
L’œuvre de Bernard Saby n’a pas le retentissement qu’elle mérite. Un tel constat avait déjà été établi par les organisateurs de la rétrospective qui lui fut consacrée au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en 1986, onze années après la mort de l’artiste. Pourtant, grâce à des expositions fascinantes aux Galeries du Dragon et de l’Œil, dans les années 1950 et 1960, Saby fut reconnu comme un peintre de première importance par un cercle restreint, mais souvent inconditionnellement admiratif, d’artistes, d’écrivains et d’amateurs d’art, allant d’André Pieyre de Mandiargues à Michel Butor, en passant par Pierre Boulez, Roberto Matta, Zao Wou-Ki, Robert Lebel, Paule Thévenin, Armand Gatti ou Maurice Saillet. Henri Michaux, d’ordinaire si discret, lui témoignait une grande considération, allant jusqu’à le citer longuement dans l’un de ses livres. Patrick Waldberg, l’insigne critique surréaliste, écrivit en 1961 que Saby était « sans doute, de sa génération, le plus intrépide côtoyeur d’abîmes ». Claude Roy n’était pas moins enthousiaste, affirmant en conclusion d’un article sévère de 1963 sur la peinture abstraite : « Il faut être Klee, Wols, Saby ou rien. La plupart n’est rien. »
La vie de Bernard Saby se prête à un schéma simple : né à Paris en 1925, il se mit à peindre aux abords de 1950, jusqu’à sa mort en 1975. Une vie donc de cinquante années, en plein milieu du XXe siècle, dont la seconde moitié fut principalement vouée à la peinture. Une vie « curieuse » aux deux sens du terme. Il étudia la composition musicale, avec Pierre Boulez comme condisciple, auprès de René Leibowitz qui l’initia aux arcanes de la dodécaphonie et de l’atonalité. Se passionnant pour les lichens, il travailla bénévolement au Muséum d’Histoire naturelle comme « lichénologue ». Il aimait aussi la compagnie des lézards et d’un perroquet vert d’Amazonie. Dans ses dernières années, il étudia le chinois ancien et traduisit les grands textes taoïstes. Comme l’écrit Robert Lebel, « il a laissé à ses amis le souvenir d’un personnage aussi énigmatique et secret que sa peinture. »
Ce ne fut qu’à partir de 1947 qu’il décida de se consacrer complètement à la peinture. Autodidacte, il lui fallut quelques années pour apprendre la technique de son art, à laquelle il accordait la plus haute importance. Peu à peu, il acquit une remarquable maîtrise pour le rendu des transparences, et l’admirable sûreté de son trait – il était capable de tracer un cercle parfait d’un seul jet – l’apparentait aux maîtres chinois qu’il admirait. Saby peignait à l’huile, mais il réinventa aussi la tempera, fit des lavis et des gouaches étonnantes dans lesquelles il pouvait exprimer particulièrement son don de miniaturiste.
Son aventure commença véritablement aux abords de 1950 : « Un jour, dans mes tableaux s’est mise à apparaître une profondeur, et je me suis enfoncé, je me suis lancé à corps perdu dans son exploration. » Cette formule offre une clé pour approcher la démarche et l’œuvre de Bernard Saby, exploration de la profondeur par un corps qui perçoit et qui peint, prêt à expérimenter et à se mettre en danger, au risque de se perdre. Faire varier la perception, tel était l’enjeu de l’usage des drogues chez Bernard Saby comme chez son ami Henri Michaux, non pour atteindre d’illusoires paradis artificiels, qui ne sont que de misérables miracles, mais pour avancer dans l’exploration de ce que peut un corps, dans l’immanence. Les deux hommes expérimentèrent ensemble la mescaline et s’influencèrent réciproquement. Michaux a d’ailleurs publiquement exprimé cette proximité par plusieurs allusions dans Misérable miracle et L’Infini turbulent, et par la publication à la fin du premier livre, en 1956, d’une page entière écrite par Saby : L’image privilégiée. Ce beau et sobre texte décrivant les visions suscitées par l’intoxication mescalinienne se termine ainsi : « J’avais l’impression […] d’un espace en quelque sorte primordial, dont l’espace objectif et même celui des autres visions n’eût été qu’un épiphénomène. La neutralité affective, presque l’indifférence avec laquelle je suivais le déroulement du phénomène faisait songer à une sorte d’état pré-personnel, un état d’avant existence infiniment archaïque. » N’était-ce pas cet espace primordial que le peintre cherchait à restituer dans ses toiles donnant à voir autant de plongées à corps perdu dans l’immanence ?
Il ne faudrait cependant pas croire qu’il suffirait de prendre de la drogue pour se donner les moyens de créer une œuvre singulière, originale et puissante. Si Saby s’était contenté de nous livrer un compte-rendu descriptif de ses visions intérieures, la portée de son travail serait limitée et n’aurait d’intérêt que pour les psycho-physiologues. Ce qu’il nous donne à voir, il dut le construire lui-même, par un patient et assidu exercice de la volonté, crayon ou pinceau à la main. La peinture était – comme d’ailleurs la poésie pour Baudelaire – sa seule véritable drogue, la création n’étant possible à leurs yeux que « par l'exercice assidu de la volonté et la noblesse permanente de l'intention ». Il y avait donc chez Saby une tension très forte entre, d’une part, ses expériences de « connaissance par les gouffres », où il trouvait une source d’inspiration dérangeante, voire terrifiante d’inconnu et, d’autre part, son travail pictural particulièrement lent, méticuleux et minutieux. Sa personnalité de créateur était comme écartelée entre les forces d’irrationalité auxquelles il estimait indispensable de s’abandonner et le besoin de les ordonner selon une logique avouée et contrôlée.
Ce qui littéralement « saute aux yeux » lorsque l’on regarde une œuvre de Saby, c’est le sentiment de perspective qu’elle suscite. Sa peinture, qui n’est pas figurative, crée des effets de perspective stupéfiants. Il organisait ses œuvres par des symétries, puis par des homologies, en faisant jouer une forme avec une autre semblable mais plus grande ou plus petite. Le tableau constitue alors une construction par réseaux ou, Saby ayant été musicien avant de se lancer à corps perdu dans la peinture, une « variation » autour d’un « thème ». Outre le charme du leitmotiv, ce procédé lui permettait de lier les unes aux autres les différentes parties du tableau et de donner au spectateur le sentiment que l’espace s’anime, indiquant ainsi des perspectives, une profondeur, des paysages, des scènes.
Dans ces œuvres, il n’est pas seulement question de prouesses techniques produisant une expérience optique originale. Les formes et les couleurs ont des propriétés plastiques et émouvantes, et une poésie silencieuse émerge alors. Cette peinture n’est certes pas « figurative », mais elle n’est pas non plus « abstraite », dans la mesure où, à partir de l’exploration de l’espace primordial évoqué dans L’image privilégiée, elle suggère des perspectives, des paysages, des scènes, des personnages. C’est là le côté « mallarméen » de Saby : suggérer, voilà le rêve !... où l’on retrouve son ambition première de compositeur, la musique étant l’art suggestif par excellence. Ne peut-on dès lors envisager ses toiles comme un nouveau test de Rorschach ? En ces « analogues du réel », les critiques ont ainsi pu déceler des « labyrinthes » (Alain Jouffroy), des « grottes » (Jean Grenier), des « constellations minérales » et des « villes construites sur le roc » (René de Solier), « cités futures » (André Berne-Joffroy), des « gulf-streams aux sentiers qui bifurquent » (Patrick Waldberg), « des architectures de prisons autant que de formes d’entrailles, de replis cervicaux ou de nœuds du bois » (André Pieyre de Mandiargues), etc. L’espace aperçu et construit par Saby est en-deçà des mots, c’est un univers antérieur à la découverte du monde extérieur à l’homme et, parallèlement, du langage. D’où son inquiétante étrangeté.
Ces « scènes » de l’espace primordial, que chacun se joue en fonction de la sensibilité et de l’intelligence qui lui sont propres, Saby les construisait pendant des mois, voire des années, tant il était perfectionniste, et peut-être aussi convaincu, comme Flaubert, que la bêtise, c’est de vouloir conclure. Il avait une grande difficulté à en finir avec une toile, et il est notoire qu’il a beaucoup détruit. Le peintre avait besoin d’être stimulé par un problème à résoudre pour continuer à travailler. Il s’écoulait parfois cinq, dix ou même quinze ans entre les différents états de la même toile, d’autant plus que ses périodes créatives alternaient avec des moments de profonde dépression, le conduisant au bord du suicide. Dans ces moments de crise, il coupait les ponts ou les ponts se coupaient d’eux-mêmes, et il redevenait le solitaire absolu. « Je suis vraiment en très piteux état, comme j’avais oublié qu’on puisse l’être… J’ai ça depuis l’âge de sept ans… Si seulement j’avais le cran de me suicider… Je sors seulement depuis hier d’une annulation générale. Le plus étrange dans ces retours à l’euphorie est la rapidité avec laquelle est oubliée la profondeur, longueur, largeur et intensité de la phase dépressive antérieure. » Ces paroles de Saby précédèrent d’une quinzaine de jours sa mort par « infarctus ».
Un grand point d’interrogation hantait Bernard Saby. La fameuse phrase de Michaux, « Je suis né troué », lui allait à merveille. Le « charme » intense qui émanait selon ses amis de sa personne venait d’une fragilité extrême presque toujours dissimulée. N’était-ce pas un peu de cette fragilité qu’il retrouvait lorsqu’il s’adonnait avec passion à l’étude du lichen, forme de vie organique « parasitaire », sorte de moisissure originelle, mais aussi efflorescence des roches, puissance « rhizomatique » de la vie ?
Bernard Saby1925-1975
Scènes de l’espace primordial
Exposition des œuvres de Bernard Saby du 3 au 31 octobre 2008
Galerie Les Yeux fertiles au 27 de la rue de Seine à Paris dans le sixième arrondissement
Ouvert du mardi au vendredi de 14 h à 19 h, le samedi de 11 h à 13 h et de 14 h à 19 h